https://revuehemispheres.com

La bibliothèque, un flux de données et d’échanges humains

publié en

,

La dématérialisation numérique et la multiplication des activités socio-culturelles conduisent les bibliothèques à réinventer la notion de patrimoine. De la conservation des livres, leur rôle se déplace vers la création de liens.

TEXTE | Nic Ulmi

L’odeur du papier qui vieillit sous les reliures en cuir, les rayons quadrillant l’espace à perte de vue, le silence zébré par le frémissement des pages tournées… Ainsi était la bibliothèque d’avant-hier. Le fourmillement des conversations et des flux de données, le foisonnement des activités produisant des connaissances et des liens: telle est la bibliothèque qui se réinvente aujourd’hui en un «tiers-lieu», voué à la vie sociale à côté du domicile et du lieu de travail. Et demain? Entre la dématérialisation numérique et la place croissante accordée aux interactions humaines, la bibliothèque se remplit de contenus moins tangibles, faits de données circulantes et de connaissances partagées. Mais que deviennent les notions de collection et de patrimoine ? Au Département information documentaire de la Haute école de gestion de Genève – HEG – HES-SO, les professeurs Benoît Epron, René Schneider et la collaboratrice scientifique Elise Pelletier évoquent quelques lignes de force.

Commençons par la plus médiatisée de ces mutations. Suivant une tendance qui affecte tous les objets culturels, le livre se numérise. En bibliothèque, ce processus se vit sur un mode parfois déconcertant, note Benoît Epron: «Imaginez la situation suivante. Vous apprenez que votre bibliothèque propose une offre numérique, vous essayez d’emprunter un ouvrage et on vous répond que ce n’est pas possible, car celui-ci est déjà emprunté.» Comme si, en essayant de regarder une série TV sur Netflix, vous vous retrouviez en attente parce que quelqu’un d’autre est en train de la visionner. «Il y a là-dessous une question lancinante, qui était résolue tant bien que mal pour le livre papier et qui resurgit pour le numérique: celle de l’impact du prêt sur les ventes. À cause de sa matérialité, le livre papier peut être emprunté par une seule personne à la fois, et après un grand nombre d’emprunts, il se trouve dans un tel état qu’il faut le racheter. Avec le numérique, ces limites naturelles n’existent plus. Pour éviter que les ventes ne soient cannibalisées, les maisons d’édition limitent donc les emprunts simultanés et la durée de la disponibilité.»

Un espace aux murs poreux

HEMISPHERES no18 un flux de donnees et d echanges humains contenu1
La Beinecke Rare Book & Manuscript Library, située sur le campus de l’Université de Yale, est l’une des plus grandes bibliothèques consacrées à des livres et des manuscrits rares. Cette image fait partie d’une série sur les bibliothèques du monde, initiée par le photographe allemand Reinhard Goerner en 2005. © Reinhard Goerner.

Autre étrangeté: le livre numérique donne l’impression de venir non pas d’un entrepôt virtuel de l’institution qui nous le prête, mais de quelque part ailleurs. «Dans le monde du papier, lorsqu’une bibliothèque achète un volume, le lien avec la chaîne du livre est rompu et l’ouvrage réside désormais dans l’espace clos de la bibliothèque. Avec le numérique, les frontières deviennent poreuses», observe Benoît Epron. Le plus souvent, la bibliothèque n’est pas propriétaire de ses collections numériques: celles-ci se trouvent sur une plateforme extérieure à laquelle la bibliothèque est abonnée.

Le passage de l’ère de la propriété à ce que l’économiste Jeremy Rifkin appelle un «âge de l’accès» fondé sur les technologies numériques ne concerne donc pas seulement les individus, mais également les institutions. «Certaines bibliothèques en France ont commencé à réfléchir autrement», reprend Benoît Epron. Exemple? «À chaque fois que Guillaume Musso ou Marc Levy sortent un roman, le livre papier met les bibliothèques face à un dilemme: faut-il en acheter 40 exemplaires qui seront empruntés pendant quelques mois, puis se retrouver avec un stock de 39 volumes qui ne bougent plus? Ou faut-il en acheter un seul et mettre les demandes d’emprunt en liste d’attente? Le livre numérique dénoue ce tiraillement. Il permet d’acheter autant de “jetons de prêts” qu’il en faut pour satisfaire la demande, puis de réduire le nombre de jetons quand plus personne n’en veut.» Poussons le raisonnement un cran plus loin: «Une bibliothèque peut décider d’acheter l’accès à un livre numérique seulement lorsque quelqu’un le demande. Cela se fait d’ailleurs dans certaines bibliothèques académiques, qui ne se positionnent pas dans la préservation du patrimoine, mais dans l’accès à une plateforme sur laquelle le public choisit des publications, qui sont facturées à la bibliothèque au fur et à mesure ou incluses dans un forfait.»

La bascule vers le numérique pourrait convertir au passage une bibliothèque en pur espace, débarrassé de ses rayons. À un détail près, nuance Elise Pelletier. «À Lyon, une bibliothèque universitaire a retiré tous les livres en accès direct. Le nombre de prêts est resté constant, mais le public a été perturbé par ce vide et les livres papier vont être réintroduits. Comme s’ils avaient une autre fonction et pouvaient servir à créer une esthétique rassurante et à marquer un cadre de travail. Car dans l’imaginaire collectif, ils restent indissociables du travail intellectuel.» Le numérique pousse ainsi le livre papier vers l’étape ultime de son devenir en tant que patrimoine: celle où sa valeur d’usage en tant que bien culturel est totalement éclipsée par sa fonction symbolique.

Une collection d’interactions

Le numérique transforme ainsi le patrimoine en flux, la collection en connexion. Ces deux notions renvoient à une mutation plus profonde, qui ne porte pas seulement sur les supports, mais plus fondamentalement sur la vocation des lieux. Elise Pelletier l’observe dans les bibliothèques de lecture publique: «De plus en plus, les réflexions sont centrées sur les besoins des usagères et des usagers, sur le rapport avec le territoire où on se trouve et sur la manière de construire une communauté en mettant en lien différents groupes de population. La bibliothèque devient un lieu où les allophones apprennent la langue locale et où le public local vient découvrir d’autres langues, dans un échange de connaissances où les différents publics sont valorisés.» Dans ce cadre, les bibliothécaires voient leur travail réinventé, tout en gardant en quelque sorte leur cœur de métier. «Leur rôle reste dans le catalogage – terme éminemment bibliothéconomique – des connaissances, relève Elise Pelletier. C’est aux bibliothécaires de gérer les collections de connaissances partagées par les personnes qui fréquentent les lieux.» On se déplace ainsi vers le versant immatériel du patrimoine culturel, celui des savoirs et des savoir-faire. «La collection se crée comme un bien commun, dans une logique de mutualisation.»

Ce mouvement allant du «conserver» au «faire» se constate dans les bibliothèques de lecture publique, mais aussi chez leurs homologues universitaires, comme l’observe René Schneider: «Les bibliothèques scientifiques s’engagent de plus en plus dans la gestion des données issues de la recherche. Alors que traditionnellement, elles avaient une dynamique plutôt outside-inside, achetant des ouvrages à l’extérieur pour les mettre à disposition à l’intérieur, elles se posent maintenant la question du inside-outside, devenant productrices d’un savoir qu’elles mettent à disposition à l’extérieur. Elles sont fortement impliquées dans le débat autour de l’ouverture des données de la science (open science), cherchant des solutions pour la rendre réalisable.»

Que conclure? La réduction du contenu physique des bibliothèques semble s’accompagner d’un accroissement de ses contenus en compétences humaines. Benoît Epron ajoute: «L’environnement documentaire qu’on trouve aujourd’hui sur internet se caractérise par le fait que rien n’est rangé. Face à cela, la bibliothéconomie – savoir structurer, hiérarchiser, classer un ensemble de ressources documentaires – représente une valeur de plus en plus importante.» La bibliothèque de demain se profile ainsi comme le lieu par excellence où un patrimoine circulant, fait de connaissances et de données, est mobilisé pour «faire société», organisé pour « faire sens » pour un cerveau humain.


Trois questions à Alexandre Boder

Les dégâts des eaux représentent la 
principale menace pour le patrimoine documentaire, explique ce maître d’enseignement à la Haute école 
de gestion de Genève – HEG – HES-SO, spécialiste de la protection des biens culturels.

La protection des biens culturels (PBC) 
en cas de sinistre semble curieusement 
être une préoccupation récente…

AB Les institutions se sont longtemps concentrées sur la valorisation du patrimoine, sans faire de plans d’urgence. Une des premières démarches concertées en Suisse romande a été la création du Consortium de sauvetage du patrimoine documentaire en cas de catastrophe (Cosadoca) en 2003, regroupant les Archives cantonales vaudoises, la Bibliothèque de l’EPFL et la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne. Depuis 2009, Genève se trouve à la pointe avec son comité PBC fédérant des spécialistes des institutions culturelles et de la protection civile.

À quels risques se prépare-t-on?

AB La première prise de conscience a été suscitée par la Seconde Guerre mondiale. La prise en compte des menaces en temps de paix est plus récente. À Genève, le moment déclencheur a été l’incendie de l’ancienne École de chimie en 2008, alors que l’Université ne disposait d’aucun plan d’urgence pour les biens culturels. L’intervention la plus récente dans ce même canton fait également suite à un incendie, celui de l’église du Sacré-Cœur en 2018. Mais la menace la plus fréquente demeure celle de l’eau, qui peut aller de la rupture d’une canalisation à la crue de l’Arve en 2015, qui a menacé plusieurs institutions culturelles.

Quels sont les moyens d’intervention?

AB La première mission reste la prévention. Il faut constituer une documentation de sécurité, des listes de priorités, des fiches de sauvetage… Du côté du matériel, la Ville de Genève a innové en se dotant en 2014 d’une «berce d’intervention PBC», un conteneur transporté sur le lieu du sinistre et renfermant le matériel nécessaire au sauvetage des biens culturels. L’aspect le plus crucial réside dans la mutualisation des connaissances entre les parties concernées, ainsi que dans la mise en place d’exercices pour tester les plans et les adapter.