Notre régime alimentaire va subir de grandes transformations. Pendant que certains cherchent à éliminer les protéines animales, d’autres imaginent une nourriture individualisée. Mais les habitudes mettent du temps à évoluer.

TEXTE | Virginie Jobé-Truffer

Reproduire un bifteck avec pour seule source les plantes, qui plus est sain, durable et au goût agréable. Voici l’une des missions du projet Smart Protein auquel participe Wolfram Brück, professeur à l’institut Technologies du vivant de la HES-SO Valais-Wallis – Haute École d’Ingénierie – HEI. Responsable de la sécurité alimentaire du programme, le chercheur travaille sur l’extraction de protéines à partir de matières crues. Au menu: produits recyclés (croûtes de pain, résidus de pâtes, radicelles de malt), fèves, lentilles, pois chiches, quinoa, sarrasin et autres champignons. Parmi les partenaires de Smart Protein, on trouve la fameuse marque de pâtes Barilla et ProVeg, le plus grand promoteur de ressources végétales d’Europe. En misant sur les protéines végétales, ces acteurs tentent de se préparer au futur.

Réduire la consommation carnée de 90%

Alimentation
Cette ferme d’insectes modulaire prévoit de faire prospérer 22’000 grillons destinés à la consommation humaine. Elle a été conceptuali­sée par le bureau d’architecture Terreform ONE à New York en 2016. Elle se veut une solution à la future crise alimentaire, en mettant à disposition des protéines facilement accessibles à la population. © Terreform One

Car l’enjeu est de taille. Dix milliards d’humains sont attendus en 2050. Pour lutter efficacement contre le réchauffement climatique, il faudrait réduire de 90% la consommation mondiale de viande. C’est ce que préconisent des chercheurs de l’Université d’Oxford dans un article sorti en 2018 dans Nature. L’impact des mauvaises habitudes alimentaires des pays développés – trop de graisses, trop de sucre et trop de produits carnés – est réel: l’élevage intensif fait non seulement augmenter les émissions de méthane, et donc les gaz à effet de serre, mais aussi diminuer les réserves d’eau1 1 Selon l’ONG Water Footprint Network, il faut environ 15’000 litres d’eau pour produire un kilo de bœuf, 5’900 litres pour la même quantité de porc et 4’300 litres pour un kilo de poulet. Par comparaison, les légumes (300 litres par kilo) et les fruits (960 litres par kilo) nécessitent moins d’eau. Il faut prendre en compte que l’empreinte aquatique d’un aliment varie en fonction du climat, du sol, du mode d’élevage ou de culture.

En même temps, à l’heure où les organismes de la santé implorent de cesser d’avaler des aliments ultra-transformés, extraire des protéines de matières crues paraît étrange. «Certes, la première étape – l’extraction des protéines – est une transformation, admet Wolfram Brück. Mais nous allons tenter de réduire au minimum les phases qui nous amèneront au produit final. S’il existe déjà des fausses viandes et des fromages recomposés sur le marché, ils ne sont pas de qualité. Tandis que la majorité de nos aliments sont sans gluten, sans lactose et le plus naturels possible.» Les avantages pour la santé? Selon le chercheur, une perte de poids, un apport réduit de graisses et de glucides complexes qui permet de limiter les risques de maladies cardiovasculaires, ainsi qu’une augmentation des fibres ingérées, favorable à la diminution des risques de cancer du côlon. «Tous les produits sont bios et proviennent d’Europe, précise Wolfram Brück. Les espèces cultivées nécessitent peu de ressources et sont résistantes au stress environnemental, tel que la sécheresse.»

Wolfram Brück réfléchit aussi à des alternatives au poisson et aux produits laitiers, avec notamment des insectes. «Il s’agit de voir comment le microbiote intestinal réagit à un nouveau type de protéines, inhabituel dans l’alimentation européenne. Les consommateurs rejettent encore ce genre de produits. Mais dans vingt ans, cela aura changé.» S’il n’existe pas de formule magique, il faudrait commencer par éduquer la population à manger moins de viande et proposer des options alléchantes. «Nous, chercheurs, avons un rôle important à jouer, mais les gouvernements aussi. Proposer des alternatives viables à l’élevage de bétail – comme cultiver les plantes que nous étudions, car la majorité d’entre elles peuvent pousser en Suisse – serait une avancée majeure.»

Des habitudes alimentaires qui changent lentement

Chez les Helvètes, on parle certes beaucoup de végétarisme et de véganisme, mais sans vraiment s’y mettre pour le moment. Les chiffres varient en fonction des institutions. Proviande estime que plus de 90% des Suisses consomment des produits carnés, alors qu’un sondage de SwissVeg sur les 15-75 ans fait ressortir 11% de végétariens et 3% de végétaliens. Dans l’enquête MenuCH 22 MenuCH est la première enquête jamais réalisée sur les habitudes alimentaires des Suisses. De 2014 à 2015, 2’000 personnes de 18 à 75 ans ont indiqué ce qu’elles avaient mangé durant les dernières vingt-quatre heures. Résultats: les Helvètes consomment trop de viande (111 g par jour en moyenne, alors que la quantité recommandée est de 35 g), trop de snacks salés et de douceurs (quatre portions par jour au lieu d’une), de nombreux produits transformés (46 g par jour en Suisse alémanique, 39 g en Suisse italienne et romande), mais pas assez de laitages, de légumes et de fruits., 5% des personnes majeures se revendiquent d’un régime végétarien ou végétalien. Marlyne Sahakian, professeure assistante en sociologie à l’Université de Genève et codirectrice du volet Transition alimentaire «saine et durable» dans le cadre du projet PNR 69, estime toutefois que ces tendances devraient s’étendre. «Les relations sociales ont toujours eu, et ont encore, une grande importance dans ce cadre-là. Quand un enfant devient végétarien, il influence sa famille. Les interactions entre les gens, dans le milieu du travail ou dans d’autres types de communautés, ont énormément de poids.»

Ses recherches lui ont aussi permis de mettre en avant deux autres facteurs clés dans le choix de ce que l’on met dans son estomac: la mobilité et les contraintes de temps. «Les consommateurs paraissent plus soucieux de leur temps que du prix des aliments. Alors on s’approvisionne en chemin, en allant à la gare, au travail. Ce qui explique qu’on se tourne volontiers vers des aliments industriels.» à cela s’ajoutent toutes les prescriptions liées à la nourriture: il faut manger bio, de saison, local, équilibré, moins de viande, etc. «Souvent, il y a conflit, signale la chercheuse. Entre le kiwi bio d’Amérique du Sud et le kiwi local non bio, lequel est préférable? En général, la santé humaine passe avant celle de la planète au moment du choix.»

En dehors des régimes sans viande, d’autres mouvements titillent les Suisses. Tel le Nose to tail (du museau à la queue, ndlr), un concept initié à la fin des années 1990 par le chef Fergus Henderson. Le Britannique a simplement redonné vie aux habitudes d’antan: se nourrir des moindres bouts de chair de l’animal. Actuellement, seuls 7% de la carcasse finit dans les assiettes. «Cela offre une posture écologique et éthique au consommateur, souligne Marlyne Sahakian. Si on le tue, autant tout manger de l’animal. C’est aussi une manière de se rapprocher de sa mort, de ne pas être dans la dissociation totale comme lorsqu’on achète des poitrines de poulet sous vides en supermarché.»

La professeure remarque que si la population commence à prendre conscience des problèmes écologiques, il ne faut pas s’attendre à des changements uniquement grâce à ce phénomène. «Dans notre étude, nous essayons de démontrer qu’au lieu d’exclure des aliments, il serait mieux d’expliquer en quoi les légumes sont meilleurs pour la santé et l’écologie. Quand on aura plus de sites de démonstration (écoles, cafétérias, etc.) qui mettent en avant ce qu’est un régime à base de fruits et légumes, cela facilitera la normalisation des repas végétariens.»

Vers une alimentation médicalisée et individualisée

De son côté, le sociologue français Jean-Pierre Poulain observe «une forte poussée de la médicalisation de l’alimentation, aussi bien pour une question d’esthétique que de santé. Et la révolution scientifique de l’épigénétique va amplifier le phénomène». Si le patrimoine génétique a une influence sur la santé, l’environnement, dont la nourriture, a aussi un impact sur l’expression des gènes. «Nos aliments, dès la période prénatale, marquent notre état de santé. Ce qui va conduire à la médicalisation de notre alimentation et donc à son individualisation. Il n’est pas impossible que l’on puisse définir des facteurs de risque à l’échelle individuelle avec une certaine précision ces prochaines années. Au lieu de supprimer le sel pour tout le monde, on désignera les personnes pour qui cela a du sens. Et des problèmes sociaux naîtront. Si je me marie avec quelqu’un qui n’a pas les mêmes facteurs de risque que moi, comment pourrons-nous manger le cassoulet ensemble?»

Toutefois, le spécialiste mondial de l’alimentation, professeur à l’Université de Toulouse, note aussi des éléments en contrepoint qui jouent en faveur d’une resocialisation de l’alimentation. Sa patrimonialisation et sa politisation par exemple. «D’un côté, on tente d’entretenir et de transmettre un certain art de vivre à travers les bons plats du passé. De l’autre, José Bové, en démontant un McDonald, a initié un mouvement. On utilise l’alimentation pour parler de choix de société.» Le souci des conséquences environnementales réunit aussi les consommateurs. «On produit de quoi nourrir 12 milliards d’humains et près de 30% passent à la poubelle, relève le sociologue. Une prise de conscience est en train de s’opérer.» En Suisse, diverses initiatives contre le gaspillage font leur chemin. Parmi elles, les Äss-Bar, où des produits de boulangerie «frais de la veille» sont vendus à moitié prix.

D’après Jean-Pierre Poulain, les discours sur la mise à l’index des protéines animales n’ont rien de neuf. Ils seraient même cycliques. «Dans les années 1970, Le Nouvel Observateur sortait un supplément avec en une: «Préparons-nous à devenir végétariens». En 1985, le même magazine titrait: «Pourquoi la France devient végétarienne». Dans le monde de l’alimentation, on hiérarchise un certain nombre de facteurs (minceur, équité, santé etc.). Cette hiérarchisation change au cours de la vie des individus et en fonction du contexte politique et social. En période de crise, il y a des choses qui apparaissent comme du luxe.» Les images des supermarchés dévalisés suite à la crise du coronavirus l’ont prouvé: on s’est jeté sur les pâtes, moins sur les produits véganes… On s’est ensuite (re)mis à pétrir son pain soi-même. Pendant plusieurs semaines, les rayons de farines et levures ont été pris d’assaut. Sur Facebook, les images de plats alléchants se sont succédé et ont même parfois remplacé les jusqu’ici indétrônables vidéos de chatons. L’ouragan passé, s’interrogera-t-on plus pour sa santé, son plaisir ou pour la survie de la planète?


Trouver une alternative végétale à la viande

«Nutrition, climat, innovation et confiance»: voici les quatre priorités du projet Smart Protein.
Trente-trois partenaires issus de l’industrie, de la recherche et du monde universitaire de 21 pays se sont alliés dans le but de trouver une alternative végétale à la viande. Ce vaste projet européen a débuté en janvier 2020 et se terminera dans quatre ans. La Suisse est responsable de la gestion de la production, de sa qualité, ainsi que de la sécurité alimentaire des denrées finales. A Sion, un tube digestif modélisé a été installé dans un laboratoire de la HES-SO Valais-Wallis – Haute École d’Ingénierie – HEI afin d’évaluer les réactions du gros intestin à ces nouveaux aliments.