Que fait le numérique aux jeunes générations? Alors que les inquiétudes montent par rapport aux conséquences d’une exposition massive et inédite aux écrans, la science tâtonne. Deux chercheuses suggèrent de porter le regard sur les parents.

TEXTE | Nic Ulmi
ILLUSTRATION | Kristian Jones

Avec son corollaire d’enfermement, de télétravail et de clôture d’écoles, la crise sanitaire aura fait exploser le nombre d’heures face aux écrans. «Le confinement aura contribué à nous faire prendre conscience de la diversité des pratiques numériques et de leur lien avec les dynamiques familiales», note Claire Balleys, ancienne professeure à la Haute école de travail social – HETS – Genève – HES-SO. La sociologue s’emploie ainsi à élargir un débat passablement encombré aujourd’hui par des formules choc, qui dénoncent le numérique comme une pure entreprise de décérébration des jeunes générations. Pour comprendre ce que les écrans font aux enfants, elle suggère qu’on porte le regard sur les parents.

Faisons, pour commencer, le tour de ce que l’on sait. C’est-à-dire de pas grand-chose. «On ne peut pas dire “les écrans, c’est mauvais”, ou “les écrans, c’est bon”», remarque Nevena Dimitrova, spécialiste en psychologie développementale à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne – HETSL – HES-SO. Les résultats des études sont souvent contradictoires et leur diffusion auprès d’un large public tend à tout mélanger. «Lorsqu’on parle des écrans, c’est un gros amalgame. Il serait important de toujours préciser de quels âges, de quels écrans, de quels contenus, de quel contexte social on parle.» La chercheuse relève au passage le paradoxe « entre la volonté politique de digitaliser la crèche et l’école pour combattre l’illettrisme numérique et le manque de conclusions scientifiques sur les liens entre développement cognitif et usage des écrans».

Bercer en tapotant

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Nevena Dimitrova. Photo © François Wavre Lundi13

Seules quelques bribes d’évidence semblent émerger dans cette incertitude. «On peut citer le constat selon lequel chez les enfants de moins de 2-3 ans, une exposition excessive au contenu télévisuel, éducatif ou non, est clairement associée à des conséquences développementales négatives. Ou le fait que chez les adolescents, la pratique des jeux vidéo s’associe à certaines compétences cognitives améliorées», signale Nevena Dimitrova. Pour aller plus loin, la chercheuse mène un projet sur l’utilisation des écrans par les parents en présence d’enfants d’1 an. Il s’agit d’interroger «ces scènes de la vie quotidienne où on voit un père qui fixe un écran à côté de son bébé dans une poussette, ou une mère qui regarde son téléphone en allaitant».

Ce qui est en cause ici est «la disponibilité parentale face aux signaux qu’envoie le bébé, la capacité à les reconnaître et à répondre de manière adéquate, ainsi que les effets sur le développement psycho-affectif et sur les capacités socio-émotionnelles des enfants». Autrement dit, l’écran fait-il écran? Empêche-t-il l’interaction de se dérouler correctement, «comme chez ces parents atteints de dépression, dont le visage face au bébé reste impassible»? Et dans quelle mesure les compétences du parent lui permettent-elles de rester à l’écoute et d’être réactif, même en maniant sa tablette ou son smartphone? La crise sanitaire a conduit au report de cette étude. En attendant, Nevena Dimitrova a lancé une enquête en ligne sur l’utilisation des écrans pendant le confinement et sur son impact sur les compétences communicatives des enfants de 1 à 3 ans.

Les écrans reflets des tensions familiales

Le déplacement du regard des pratiques juvéniles aux dynamiques familiales est également au cœur du projet de recherche mené en 2018-2019 par Claire Balleys sur mandat de la fondation Action Innocence, portant sur des familles avec enfants adolescents. «En croisant les discours et les représentations des enfants et des parents, nous avons constaté à quel point les écrans sont intégrés à la vie familiale. Si les parents équipent les enfants, c’est notamment parce que cela leur permet de participer à des activités et à des échanges familiaux.»

Qu’observe-t-on? Claire Balleys distingue deux plans. «D’une part, les écrans reflètent des réalités existantes, telles que les tensions au sein du couple parental.» Que les parents soient ensemble ou séparés, l’usage des objets connectés est souvent brandi par l’un comme un indicateur du fait que l’autre fait tout faux. «Il y a, d’autre part, ce que les écrans fabriquent d’inédit, notamment en termes de surveillance des enfants.» Exemple? «Il est courant d’équiper un enfant avec un smartphone en lui disant qu’il a le droit d’aller seul à l’école ou de sortir jouer à condition d’avoir son appareil.»

L’ère des parents drones

Si ce geste paraît rassurant, ses effets peuvent s’avérer redoutables. «Cela transmet à l’enfant l’idée que sa sécurité dépend du téléphone. L’acquisition de l’autonomie s’en trouve potentiellement mise à mal», prévient Claire Balleys. En effet, «le parent qui tient une conversation continue en exigeant que son enfant soit toujours joignable risque d’entraver le développement de la confiance, qui s’opère en laissant une marge de liberté à l’autre». Des parents en viennent même à géolocaliser leur enfant via des applications de surveillance, qui délimitent une zone et qui leur envoient une notification si l’enfant quitte ce périmètre. Après les parents hélicoptères 11 Devenue courante aux Etats-Unis et au Canada au début des années 2000, l’expression «parent hélicoptère» désigne une surimplication des parents dans la vie des enfants. Ils volent à leur secours dès qu’un souci se présente. Ils prennent ainsi des décisions importantes et résolvent tous les problèmes à leur place. à force de vouloir diriger leurs enfants, ces parents ont été accusés d’être trop intrusifs, voire castrateurs., les parents drones…

L’étude pilotée par Claire Balleys est appelée à se prolonger en formulant des recommandations. «Il s’agit de changer de paradigme et de ne plus axer la prévention uniquement sur les dangers d’internet, mais également sur les risques pour l’enfant en termes de développement de la confiance en soi. Les parents n’ont pas conscience qu’ils sont en train de créer une forme de dépendance, alors même qu’ils se plaignent que leur enfant leur paraît accro aux écrans.» Il faut, au passage, sensibiliser les adultes au fait qu’ils sont souvent illettrés en matière de pratiques numériques juvéniles. «Dans mon terrain d’enquête, j’ai rencontré des parents qui allaient fouiller dans le téléphone de leur ado, mais qui étaient incapables d’interpréter les contenus qu’ils y découvraient. Cela débouche sur des conflits où les enfants se sentent trahis.»

L’inégalité numérique au temps du virus

Que faire? Côté recherche, on souhaite combler le manque d’études longitudinales, qui suivraient des enfants dans la durée. « Il faut rentrer dans la finesse. Il s’agit également de tenir compte des biais socio-économiques entre des couches aisées, où émerge un certain consensus contre les écrans, et des couches populaires pour qui les compétences liées aux écrans tendent à être perçues positivement», suggère Nevena Dimitrova.

Le confinement dû à la pandémie de Covid-19 semble, à cet égard, avoir placé sous la loupe les effets numériques des inégalités sociales. C’est ce que suggère le sociologue Jocelyn Lachance, auteur de l’ouvrage récent La famille connectée, dans un article publié par le média The Conversation : «Une fois de plus, l’écart se creuse entre les familles trouvant les moyens d’éviter la surcharge informationnelle et celles succombant aux avantages “faciles” offerts par internet.» Difficile toutefois de faire, à chaud, la part entre les faits et les représentations. C’est le constat de Claire Balleys : «Dans la période de confinement, j’ai observé que les enfants des classes populaires ont été désignés comme insuffisamment équipés en écrans, et par conséquent mal outillés par leurs parents pour effectuer le travail scolaire à distance. Parallèlement, ces mêmes parents ont été stigmatisés – comme c’est toujours le cas pour les classes populaires – sous le soupçon d’être “laxistes” et de laisser leurs enfants passer trop de temps devant les écrans… »

En ce qui concerne, enfin, la prévention des risques, « il faut qu’on trouve le moyen de déplacer le curseur de la protection parentale vers la construction de formes plus autonomes d’autoprotection», ajoute Claire Balleys. Il faut réaliser, lorsqu’on parle d’enfants et d’écrans, que des inquiétudes surmédiatisées peuvent occulter des problèmes qu’on n’avait pas vus. Et que, en tant qu’adultes, nous sommes autant une partie du problème qu’une source de solutions.


Les écrans comme outils pour le spectre de l’autisme

Machines à s’enfermer, machines à communiquer. Comment ces deux facettes opposées des outils numériques se déploient-elles auprès des enfants ayant un trouble du spectre de l’autisme? «D’un côté, les écrans peuvent exacerber ce qu’on appelle des comportements restreints et répétitifs, tels qu’appuyer à 
répétition sur l’appareil photo du smartphone parce que ça fait un clic sensoriellement apaisant», répond Aline Veyre, professeure associée à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne – HETSL – HES-SO.

À l’inverse, «le numérique peut aussi proposer de belles solutions. Des applications de soutien à la communication sur tablette peuvent être moins stigmatisantes et plus maniables que le volumineux “classeur PECS” rempli de pictogrammes que l’enfant va chercher pour construire ses phrases.» Ou l’application «Autimo», banque d’images personnalisable qui permet de travailler sur la reconnaissance des émotions en les montrant sur des photos de célébrités ou de membres de la famille.

Les outils numériques prolongent et complètent ainsi, sans les remplacer, les approches pédagogiques et de soutien basées sur la seule interaction face à face et sur les supports physiques. Font-ils l’objet d’un consensus? «Comme pour la question des écrans dans la population générale, on remarque une certaine polarisation de l’opinion, poursuit Aline Veyre. Les résultats des études expérimentales se révèlent assez divergents, ce qui s’explique notamment par le fait que le trouble du spectre de l’autisme se manifeste de façon très hétérogène.» Ces relations complexes avec les écrans montrent que les enfants avec autisme sont, aussi, des enfants comme les autres.

Illustration Modern Lost Dreams de l’artiste britannique Kristian Jones, qui montre une famille dont les relations sont transformées par les nouvelles technologies. Lorsqu’on parle des écrans, il est important de toujours préciser de quels âges, de quels écrans, de quels contenus et de quel contexte social on parle, souligne la psychologue Nevena Dimitrova.