«Place au néo-sexisme?» // www.revuehemispheres.com
Sadie Samuels, pêcheuse de homards, et Mira Nakashima, ébéniste, ont posé pour le photographe américain Chris Crisman en 2016. Ce dernier a réalisé une série sur les femmes qui s’orientent vers des métiers dits masculins, baptisée Women’s Work. Dans 
la liste figurent notamment une taxi-dermiste, une bouchère, une géologue et une opératrice d’extraction des mines.

Malgré les progrès de la lutte pour l’égalité des genres, notre société continue de véhiculer des croyances quant aux caractéristiques et compétences supposées de chaque sexe. Le point avec des chercheuses qui analysent ces stéréotypes.

TEXTE | Andrée-Marie Dussault
IMAGES | Chris Crisman

«Les hommes et les femmes sont égaux, mais ces dernières sont plus douces et plus attentives aux autres.» Cette phrase pourrait avoir été prononcée par un ou une collègue, entendue au détour de la rue, sans que personne ne s’en offusque. Pourtant, ce type d’énoncé révèle des systèmes de croyances largement présents dans nos sociétés: on n’affirme pas que les hommes sont supérieurs aux femmes, comme c’est le cas dans le sexisme traditionnel, mais on affuble les femmes de certaines caractéristiques qui, même si elles paraissent positives, visent à les cantonner à certains rôles ou à leur nier certaines compétences. On considère l’égalité des sexes comme un acquis, mais on continue de penser que les hommes sont de Mars et les femmes de Vénus, c’est-à-dire qu’ils ou elles possèdent des compétences en lien avec leur sexe biologique. Il s’agit d’une nouvelle forme de préjugés, plus subtils et plus adaptés aux normes sociales actuelles. Certains spécialistes des questions de genre nomment cela le néo-sexisme.

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Mira Nakashima, ébéniste © Chris Crisman

Interroger ce qui semble aller de soi

Les études de genre et les écrits féministes cherchent à questionner ces stéréotypes enracinés à propos des femmes et des hommes. À l’image de Rebecca Bendjama, chargée de recherche à la Haute école de travail social et de la santé – EESP – Lausanne – HES-SO. Dans le cadre de sa thèse, elle tente d’en savoir plus sur nos croyances, conscientes ou non mais encore bien présentes, sur les qualités liées à chaque sexe. Son objectif: analyser les principales spécificités de l’argumentation «décontructionniste» de 160 articles publiés entre 2001 et 2009 dans la revue féministe romande l’émiliE. Le discours déconstructionniste consiste en une remise en question d’éléments de représentations communément admis. Il est efficace pour mettre en lumière des rapports de pouvoir inégalitaires entre femmes et hommes. «Cette approche permet de révéler que des croyances tenues pour évidentes, parfois ancrées dans une société depuis des siècles, orientent nos comportements», avance la chercheuse.

Parmi les textes retenus pour son analyse, près de la moitié traitent prioritairement des identités et des parcours marqués par les normes liées au genre de genre. Environ 15% abordent l’action sociale (politiques sociales, santé publique, éducation) et un autre 15% portent sur le féminisme. Le reste s’intéresse aux violences envers les femmes ou aborde des thèmes variés comme les arts, le sport et les sciences. Par son analyse logico-discursive des argumentations déployées qui remettent en question des idées reçues par rapport à tous ces sujets, Rebecca Bendjama constate que pour étayer leurs propos, les auteures recourent fréquemment à la littérature scientifique. Un exemple: «L’idée selon laquelle l’école est un lieu égalitaire pour les filles et les garçons est largement partagée. Or, les rédactrices de l’émiliE, études à l’appui, montrent que ce n’est pas le cas. Elles citent de nombreuses enquêtes démontrant que les stéréotypes de sexes influencent les pratiques pédagogiques, les évaluations, le traitement différencié des filles et des garçons, ainsi que les contenus des programmes et manuels.»

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Dans le cadre de sa thèse, Rebecca Bendjama tente d’en savoir plus à propos des croyances, conscientes ou non, sur les qualités liées à chaque sexe.© Hervé Annen

La presse féministe analysée interroge ce qui, souvent, est perçu comme allant de soi. Comme la norme dominante hétérosexuelle, fortement implantée dans notre socialisation. Ou encore le concept traditionnel de la famille: des auteures font valoir que «papa, maman et les enfants» ne représente pas la seule modalité familiale existante, et soutiennent que les familles monoparentales ou avec des parents du même sexe sont tout aussi légitimes. L’émiliE, dont on peut situer les origines à la création de l’hebdomadaire Le Mouvement féministe par la suffragiste Émilie Gourd 1 en 1912, se revendique d’une approche «radicale» dans une charte du journal publiée en 2001. Ses rédactrices définissent ce radicalisme comme visant «à balayer les notions séculaires de différence, de complémentarité et de hiérarchie entre les sexes» et cherchant «à changer les rapports sociaux de sexes à la racine, de façon fondamentale au niveau individuel, interindividuel et structurel». Pour Rebecca Bendjama, cette conception du féminisme est propice à la démarche déconstructionniste, laquelle constitue un outil pertinent tant pour la recherche scientifique que dans le cadre du militantisme. «Questionner des évidences et les croyances implicites sur lesquelles elles reposent contribue certainement à modifier des rapports inégalitaires.»

Comment l’identité se construit

Selon Lorena Parini, professeure en études genre à l’Université de Genève, le genre est un instrument permettant la déconstruction de stéréotypes sexistes: «Il s’agit d’un outil théorique majeur qui a enrichi et complexifié l’analyse féministe, militante et académique. Il a élargi le champ d’analyse à l’identité – ne se limitant pas au sexe biologique – et montré comment celle-ci se construit et s’articule avec les rapports femmes/hommes.» Personne ne sait ce qu’est une «vraie» femme ou un «vrai» homme, souligne la politologue, citant la philosophe américaine Judith Butler: «Il n’y a que des copies, sans original.» Les identités féminines et masculines – le genre – se construisent à travers la socialisation, via les médias, la culture, la famille, l’école, les pairs. Elles varient selon les époques et les cultures.

«Par les images véhiculées dans les médias et la culture, nous savons ce que représente une femme ou un homme, là où l’on vit, à un moment précis, observe Lorena Parini. Nous apprenons à travers ces représentations comment une femme ou un homme doit se comporter. Mais tout le monde n’adhère pas aux modèles véhiculés et il peut y avoir transgression.» Une constante dans la construction du genre dans la plupart des sociétés modernes est le sexisme, au détriment des femmes, qui les sous-tend. Selon la professeure, celui-ci consiste en un ensemble de comportements au sens large (langage, pratiques, attitudes) qui établissent une hiérarchie entre les femmes et les hommes. Ils sanctionnent celles et ceux qui dérogent aux normes. «Le sexisme sert à rappeler à l’ordre. Nous portons tous et toutes en nous cette norme. Nous pouvons être sexiste à notre insu ou être femme et sexiste.» Certaines idées sexistes sont tellement puissantes qu’elles structurent notre réalité ou l’influencent. «Par exemple, encore aujourd’hui, l’idée qu’in fine, une femme se réalise à travers la maternité demeure très ancrée, note Lorena Parini. Tout comme celle selon laquelle les hommes doivent bien gagner leur vie et entretenir une famille. Ces attentes sociales génèrent de fortes pressions sur les individus.»

Pourquoi les inégalités de genre persistent

Le féminisme a néanmoins contribué à modifier nos croyances, nos pratiques et la structure sociale, les rendant plus égalitaires, selon la politologue: «Il s’agit indubitablement de l’un des grands mouvements sociaux du XXe siècle et il continuera à influencer la société.» Malgré la conquête de nombreux droits et l’émancipation des femmes ces dernières décennies, les inégalités entre les genres persistent. «Beaucoup d’hommes n’ont pas intérêt à ce que le statu quo soit remis en question parce qu’ils en tirent un avantage, avance Lorena Parini. Il y a des privilèges qu’ils n’ont pas envie de lâcher. Par exemple, qu’une femme s’occupe de toute la logistique à la maison peut être pratique.»

Quant aux femmes, estime Lorena Parini, pour certaines, «le sexisme ‹n’existe plus›, ou ‹n’est pas si grave›. Se révolter et proposer autre chose implique une prise de conscience, de l’engagement et du temps. Un prix élevé que toutes ne sont pas prêtes à payer. Il est souvent plus simple de trouver des stratégies pour contourner les obstacles.»

1 La journaliste Émilie Gourd (1879-1946)est une figure importante du féminisme suisse et international. Née dans une famille de la haute bourgeoisie protestante genevoise, elle s’est notamment engagée pour le suffrage des femmes. Le journal qu’elle a fondé, Le Mouvement féministe, a été rebaptisé l’émiliE en son honneur en 2001.


Les racines communes du racisme et du sexisme

La discrimination à l’encontre des femmes et des personnes de couleur se fonde sur des différences corporelles. Celles-ci sont rendues visibles socialement dans un but politique.

Beaucoup de personnes dites «de couleur» – qui n’ont pas la peau dite «blanche» – tendent à adopter la perspective du groupe dominant. Elles nient ou relativisent les discriminations raciales et vont jusqu’à se distancier des autres membres du groupe discriminé. C’est ce qu’observe l’anthropologue Viviane Cretton. Cette professeure à la Haute Ecole de Travail Social – HES-SO Valais-Wallis a mené des recherches sur le racisme, qui montrent que plusieurs mécanismes à sa base sont aussi à l’œuvre dans le sexisme.

«On peut nier le racisme, pour conserver sa dignité et pour ne pas se positionner en victime ou en inférieur, explique l’anthropologue. Mais cette réaction, ou plutôt cette façon de gérer l’insulte, permet de se rapprocher du groupe dominant, d’essayer de mieux se faire accepter par celui-ci.» Les personnes de couleur intègrent donc elles-mêmes le racisme du groupe dominant. Tant dans le racisme que le sexisme, la discrimination est basée sur des différences physiques, observe la professeure.

Les deux formes d’ostracisme consistent en des comportements sociaux qui légitiment des rapports de domination fondés sur des différences corporelles, lesquelles sont rendues visibles socialement dans un but politique. «Dans les deux cas, ce ne sont pas les caractéristiques physiques qui induisent la discrimination envers les personnes de couleur ou les femmes. C’est l’association de celles-ci à des comportements socialement dévalorisés, infériorisés.»

Tout comme dans le cas des personnes obèses, handicapées, petites, rousses ou gauchères, il s’agit d’attributs physiologiques s’éloignant de la norme d’une société et d’une époque données et qui justifient la discrimination. Viviane Cretton soutient par ailleurs que la discrimination raciale, comme celle de genre, se construit et se renforce au travers d’interactions quotidiennes ordinaires. Elle avance encore que la personne ayant la peau «blanche» incarne la norme, l’étalon par rapport auquel le «non-étalon» doit se définir. Au même titre que l’homme est l’étalon à l’aune duquel la femme doit se modeler. Dans Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir écrivait déjà en 1949: «La femme se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle. Elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le sujet, il est l’Absolu: elle est l’Autre.» Au même titre, l’individu à la peau foncée est l’Autre par rapport à celui à la peau «blanche».