Dans le domaine artistique, beaucoup de jeunes multiplient les activités professionnelles de toutes sortes, par sécurité ou réel choix personnel. Analyse du phénomène, entre construction sociale et témoignages de réalités diverses.

TEXTE | Anne-Sylvie Sprenger
IMAGE | Anoush Abrar

Le CDI à temps plein n’aurait plus la cote. à en croire les médias, les travailleurs nouvelle génération s’enticheraient aujourd’hui davantage de la formule «slashers», soit la possibilité de mener plusieurs vies professionnelles de front en additionnant différents temps partiels. Il ne s’agirait là aucunement d’un cumul d’emplois à des fins financières, mais bien du désir de dégager du temps, en dehors de son travail principal, pour une activité moins lucrative mais ô combien plus épanouissante. Ce mode de vie s’avère particulièrement en vogue dans le milieu des artistes. Qu’en est-il vraiment?

«Il convient d’être extrêmement vigilant avec l’emploi de ces nouvelles catégories – slashers, les bobos, les millenials –, véritables arnaques intellectuelles, qui tendent souvent à masquer d’autres réalités», affirme sans détour Marc Perrenoud, sociologue du travail à l’Université de Lausanne. C’est-à-dire? «Avec ces néologismes, on donne l’impression qu’on a affaire à un nouveau phénomène social. Or, ce que l’on fait en réalité, c’est souvent juste présenter, sous un aspect positif, quelque chose de plutôt négatif, comme la dégradation des situations d’emploi dans beaucoup de secteurs», enchaîne son confrère Pierre Bataille, coauteur avec lui d’une large enquête intitulée Vies musiciennes: Portrait des musicien-ne-s ordinaires en Suisse romande.

Que l’on ne se méprenne pas: «Le banquier qui baisse son temps de travail pour se lancer dans la bière artisanale représente un cas de figure qui existe de plus en plus, concède Marc Perrenoud. Mais cette situation n’a rien à voir avec le musicien qui travaille comme serveur à mi-temps parce qu’il ne peut pas vivre de sa musique. Dans un cas, on a un travail suffisamment rémunérateur pour se permettre cette option, dans l’autre, on y est contraint.» Et d’ajouter encore: «La majeure partie des musiciens que l’on a rencontrés pendant l’enquête préféreraient de loin ne faire que ça ! Le plus souvent, ils vivent leurs autres activités plutôt comme le fil à la patte nécessaire pour stabiliser leurs revenus.»

Ces artistes-slashers peuvent cependant trouver certains avantages à cette situation, précise Pierre Bataille: «Certains choisissent aussi cette solution pour effectuer des choix artistiques plus personnels, ne pas avoir à faire l’animation de la Foire à l’andouillette du coin afin d’assurer leurs fins de mois.» Ceux-là préfèrent alors distinguer clairement leur travail en tant qu’artiste et leur activité alimentaire. Par ailleurs, poursuit Marc Perrenoud, «il faut différencier les cas de figure où les activités se mêlent et se nourrissent les unes les autres, comme le musicien qui est par ailleurs programmateur d’une salle de concerts, de ceux où celles-ci se concurrencent, y compris au niveau de l’identité.» S’il existe une multitude de manières de vivre ces cumuls d’emplois, une chose apparaît comme certaine pour ces sociologues: «Ce mode de vie convient mieux aux 20-30 ans. Après, cela devient plus compliqué à gérer.»


«J’assume plusieurs activités professionnelles par choix»

Image: Anoush Abrar
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Samuel Urscheler, 29 ans, saxophoniste et traducteur

Samuel Urscheler est un slasher autoproclamé, «dans le sens où j’assume plusieurs activités professionnelles, et j’assure que c’est par choix.» Sa vie, le jeune homme la partage entre musique et langues: «D’une part, j’enseigne le saxophone au Conservatoire cantonal du Valais, je fais des concerts, dirige un big band et gère mon propre ensemble (The Crossover Ensemble, ndlr). D’autre part, je suis traducteur à la Bâloise Assurance à 80%. J’ai encore un statut d’indépendant pour d’autres mandats ponctuels en tant que traducteur, rédacteur ou correcteur.»

Un choix, donc. Mais pour quelles raisons? «Outre la musique, j’ai toujours été passionné par les langues. Après mon master de pédagogie instrumentale à la Haute école de Musique de Lausanne – HEMU – HES-SO, je me suis lancé dans un master de traduction. Avec mon poste à la Bâloise Assurance, j’acceptais une certaine forme de sécurité, qui me permettait de faire de la musique sans dépendre du nombre d’élèves ou de concerts correctement payés.»

S’il est convaincu que cette situation lui procure davantage de plaisir et de challenges, Samuel Urscheler souligne cependant une difficulté au niveau du temps et de la disponibilité: «Le revers de la médaille est de ne jamais s’arrêter et d’être contraint par l’une ou l’autre des activités.» Ce qu’il souhaite vraiment? «Ce que tout le monde veut: avancer dans ma carrière – à la différence que je n’en ai pas qu’une seule.»


«Même si j’avais la possibilité d’enchaîner les rôles, la recherche me manquerait»

Images: Anoush Abrar « Génération slashers » // www.revuehemispheres.com
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Flavia Papadaniel, 33 ans, comédienne, chercheuse et assistante

Slasher? Flavia Papadaniel avoue ne pas vraiment se reconnaître dans ce terme. «Je n’ai pas l’impression de mener deux carrières différentes. Pour moi, tout ce que je fais est lié», raconte-t-elle avec aplomb. à 33 ans, la jeune femme cumule pourtant les emplois, entre un poste fixe de «comédienne, assistante pédagogique et de recherche» à la Manufacture – Haute École des arts de la scène – HES-SO à Lausanne à hauteur de 60% sur l’année, et différents contrats en tant que comédienne. Si Flavia Papadaniel admet que ce travail dans une haute école lui assure une certaine sécurité financière, elle insiste sur le fait qu’elle n’a pas du tout souscrit à ce mandat par défaut. «Même si j’avais la possibilité d’enchaîner les rôles, la recherche me manquerait», assure-t-elle. Et de poursuivre: «Je crois que je ne pourrais pas être que comédienne, que chercheuse ou assistante.» Aujourd’hui, ces différentes casquettes sont en effet indissociables pour elle, tant elles s’enrichissent mutuellement: «Jouer sur un plateau alimente la recherche, comme la recherche nourrit mon jeu.» Des inconvénients, cependant, à cette vie professionnelle multiple? Flavia Papadaniel n’en voit aucun pour l’heure. Elle aime son travail de chercheuse et d’assistante, et celui-ci lui permet de plus d’être «plus détendue en tant que comédienne». N’étant plus obligée de «jouer pour jouer», elle se trouve alors plus libre dans ses choix et peut «jouer pour les bonnes raisons, soit les raisons premières pour lesquelles j’ai choisi ce métier».


«Mon souhait serait de vivre uniquement du chant»

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Cao-Thang Jeffrey Pham, 26 ans, chanteur lyrique et informaticien

«L’informatique représentait ma première passion, exprime Cao-Thang Jeffrey Pham. J’ai donc commencé une formation en ingénierie.» Au fur et à mesure de son parcours, le futur informaticien réalise qu’il ne se voit pas «rester huit heures par jour devant un écran toute sa vie». Parallèlement à la rédaction de sa thèse, il s’engage dans une formation de chanteur lyrique à la Haute école de Musique de Lausanne – HEMU – HES-SO. Mais le jeune homme doit aussi trouver une solution pour gagner sa vie. «Il n’est pas facile de se faire un nom dans le domaine du chant et de trouver autant de contrats que l’on voudrait. Du côté de la sécurité informatique, la majorité des postes à pourvoir sont à plein temps, soit incompatibles avec un agenda d’étudiant.» Dans un premier temps, Cao-Thang Jeffrey Pham se décide donc à faire du «dépannage et des cours en informatique, du montage d’ordinateurs et des audits de parcs informatiques». Mais le spécialiste a rapidement «mal à son ego d’en être réduit à faire des tâches aussi basiques» par rapport à son diplôme. En y réfléchissant, il réalise qu’avec ses connaissances, il pourrait facilement se lancer dans le webmastering et la production vidéo: «Dans le domaine de la musique, chaque artiste a tôt ou tard besoin d’un site et d’enregistrements pour se promouvoir.» Il monte alors un petit business en amateur, qui se développe bientôt en dehors du cadre estudiantin et musical, pour son plus grand soulagement. Mais il ne s’agit là, pour lui, que d’une situation temporaire: «Mon souhait aujourd’hui serait de percer dans la musique et de vivre uniquement du chant.»


«Cette démarche permet de ne pas s’enfermer dans un seul corps de métier»

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Massao Combeau, 32 ans, designer polyvalent

Depuis qu’il a terminé sa formation en design industriel et de produit à l’ECAL/école cantonale d’art de Lausanne – HES-SO, Massao Combeau vit de ses nombreux talents. N’étant pas en mesure de gagner sa vie uniquement en tant que designer professionnel, le jeune homme a laissé son activité évoluer au gré des opportunités, passant «par le design d’intérieur, l’installation, la scénographie, le design de produits, la menuiserie ou encore le montage». Autant d’activités qu’il encadre sous l’étiquette de «designer indépendant». L’avantage? «Avoir diverses professions permet d’accepter à la fois des mandats rémunérateurs et des projets qui m’intéressent personnellement, ou dans lesquels j’ai envie de m’investir, même s’ils rapportent moins sur le plan financier», explique-t-il. Cette configuration professionnelle, Massao Combeau ne l’avait pourtant pas choisie au départ: «Cette situation s’est présentée à moi: j’ai accepté les mandats qui arrivaient», raconte-t-il. Au final, le designer en a fait une force: «Aujourd’hui, je trouve que cette démarche me permet de ne pas m’enfermer dans un seul corps de métier.» Malgré l’équilibre trouvé, le jeune homme confie que «la part d’incertitude peut se révéler une source de stress, énergivore et chronophage: elle demande de faire davantage de recherche, voire de se former. Cela donne l’impression que le rapport entre le temps consacré et la rémunération n’est pas optimal.» Comment voit-il l’avenir? «Cette situation me stimule sur le plan intellectuel et nourrit ma curiosité. Mais l’aspect éprouvant de ce cumul d’activités va me conduire à trouver un autre mode de fonctionnement…»