Les différentes esthétiques corporelles réfléchissent désormais à leur pratique dans la durée. Nouvelle venue dans la famille du patrimoine, la danse s’archive pour ne pas tomber dans l’oubli.

TEXTE | Jade Albasini

Art du présent, la danse excelle par essence dans la production de l’instantané. Pendant longtemps, les chorégraphes ont chéri cette idéologie de l’éphémère propre au mouvement. Ils ont ainsi limité son imaginaire historique. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 qu’une conscience collective de sauvegarde des traces dansées émerge. Un éveil récent, en comparaison à d’autres formes artistiques.

Depuis, les pratiques classiques et contemporaines, le jazz, mais aussi le hip-hop, sont en quête de permanence. «Il s’agit de la fin de ce que j’appelle le romantisme de l’oubli, commente Isabelle Launay, professeure au département danse à l’Université Paris 8, intervenante à La Manufacture – Haute école des arts de la scène à Lausanne – HES-SO et auteure d’essais sur les poétiques et politiques des répertoires. L’acte de conserver son travail chorégraphique est entré dans les usages, mais ce n’est pas encore totalement acquis.» Beate Schlichenmaier, directrice de la Fondation SAPA – qui collecte les archives suisses des arts de la scène – ajoute: «Les sensibilités changent. Les artistes transmettent davantage leurs œuvres.»

Comment la danse se fabrique

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Pour léguer leur héritage aux futures générations, les chorégraphes doivent inventer leur propre méthode d’écriture, leurs partitions en quelque sorte. Ci-contre, une page de notation de la Danse macabre du chorégraphe allemand Sigurd Leeder (1902-1981), datant de 1980.© Fondation SAPA, 1027-4-5-1.

Les traces des œuvres chorégraphiques sont désormais léguées à des fonds d’archives en danse qui, avec leur logique propre, conservent le matériel analogique et numérique accumulé tout au long d’une carrière: les vidéos, les photographies, les coupures de presse, mais aussi les documents en lien avec la production, la diffusion, les contrats des interprètes. «Tous ces éléments façonnent le patrimoine chorégraphique, souligne Isabelle Launay. Avec cela, on découvre comment la danse se fabrique à tel ou tel moment, l’histoire souterraine des studios.»

Il faut préciser néanmoins que seule une «certaine» danse perdure: celle des chorégraphes qui, sélectionnés sur le volet à partir de critères socio-esthétiques, traverseront le temps. «Il n’existe pas d’espaces suffisants pour tout protéger. Alors nous évaluons de manière subjective les contenus à garder», concède Beate Schlichenmaier, également à la tête du Centre national de compétences de conservation du patrimoine immatériel chorégraphique. «Finalement, la décision naît d’un consensus entre les programmateurs, la presse, les pairs et le public, tranche Isabelle Launay. Ils créent les réputations et apportent ainsi la légitimité à un ou une artiste.»

À noter que la constitution d’un héritage représente aussi un coût. Et tous les chorégraphes ne se trouvent pas égaux face à cette réalité. Pour la directrice des Archives suisses des arts de la scène, le réflexe de sauvegarde passe aussi par la modification des politiques culturelles: «En 2019, la production utilise la majorité du budget d’une pièce. Il faudrait ajouter aux subventions allouées une somme pour la préservation des créations.»

Une méthode d’écriture à inventer

Contrairement à la musique classique qui, avec le solfège, s’est accordée sur une langue universelle, la danse n’a jamais été conçue dans une optique de transmission. Alors, pour léguer leur héritage aux futures générations, les chorégraphes doivent inventer leur méthode d’écriture, «leurs partitions». Des systèmes de notations déchiffrables pour reconstruire les travaux dans le futur.

Si le désir de faire vivre leur patrimoine artistique se renforce dans la communauté des danseurs, «ils pensent leur mémoire en mouvance, et ne souhaitent pas la catégoriser de manière traditionnelle, précise Isabelle Launay. Ils n’en font pas une version figée. Le réflexe du performeur reste de rendre vivant le matériel, de lui apporter une dimension novatrice.» Les chorégraphes sont donc bien décidés à marquer l’histoire de l’art de leur héritage… mais à leur façon.


Trois questions à Aloïs Godinat

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Aloïs Godinat © Thierry Parel

Cet artiste plasticien, responsable de l’option performance du Bachelor en Arts visuels à la Haute école d’art et de design – HEAD – Genève – HES-SO, estime que les artistes doivent savoir conserver des traces.

Que reste-t-il après une performance chorégraphique?

AG C’est difficile à dire. Mais la notion de traces est importante, spécialement dans un cursus pour discuter les créations des artistes émergents. Dans la plupart des cas, ils procèdent eux-mêmes à l’archivage de leurs œuvres. Nous insistons sur cet aspect professionnalisant. Nos étudiants doivent inscrire leurs recherches dans une temporalité. De manière libre, mais il faut documenter ses productions.

A quoi ressemblent les archives conservées par la nouvelle génération de performeurs issus de votre établissement?

AG Au vu de la masse de données actuelles, elles sont multiples. Parfois, des images sont réalisées au smartphone par les spectateurs qui enregistrent des bribes en temps réel. Cela chamboule complètement les formes d’archivage. Par contre, il faut conscientiser qu’on n’arrivera jamais à rendre parfaitement compte d’une création: même filmée de bout en bout, il manquera le petit plus de l’instantané, du réel.

Certaines performances en 2019 interagissent avec les nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle. Comment les conserver?

AG Depuis 2011, la Maison des arts électroniques à Bâle collecte différents arts plastiques et vivants. Elle cherche à trouver des méthodes de préservation d’œuvres en réalité augmentée. Tout n’est pas «sauvegardable». Mais des solutions sont trouvées pour laisser des traces aux futures générations.