HEMISPHERES N°20 – Focus «spécial Covid-19» sur six recherches HES-SO – L’écoute, de l’incertitude à la connaissance // www.revuehemispheres.com

L’écoute, de l’incertitude à la connaissance

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Pour mieux comprendre le rôle de l’écoute dans la création en arts visuels, une étude a pisté l’univers sonore de l’ECAL, transformée en terrain de recherche. Résultat: le son est partout, habite les lieux et les personnes, infiltrant leur comportement.

TEXTE | Marco Danesi

L’écoute peut constituer un puissant vecteur de connaissance, en art notamment. «Avec la modernité, le regard devient la source du savoir objectif, explique Thibault Walter, professeur et chercheur à l’ECAL/École cantonale d’art de Lausanne – HES-SO. Quant à l’écoute, elle baigne dans l’incertitude. L’origine, la direction et la nature du son peuvent prêter à confusion. L’écoute se situe alors dans les cultures européennes du côté de la subjectivité. Pourtant, cette ambiguïté peut être féconde.» Rien d’étonnant alors au fait que les recherches de Thibault Walter portent sur l’écoute et sur sa richesse méconnue: «Le monde des arts plastiques notamment s’est intéressé majoritairement aux objets sonores, à la production du son. Si bien que le rôle de l’écoute dans le processus de création artistique a été peu étudié.»

Fort de ces constats, Thibault Walter a piloté une étude au sein de l’ECAL durant l’année académique 2018-2019. Le but? Comprendre comment l’écoute contribue à la création artistique. Comment le son et son appréhension participent à part entière, autant que le regard ou d’autres expériences sensorielles, à la construction d’une oeuvre d’art. Pour ce faire, le chercheur s’est inspiré des approches développées par les sound studies. Dans ce cadre, le son et l’écoute sont considérés comme des phénomènes multiformes, acoustiques certes, mais également pétris d’histoires personnelles, de culture, sans oublier les contextes sociaux et économiques dont le son et l’écoute sont tributaires.

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Max Neuhaus (1939-2009) effectue une performance au Canada en 1968. Ce musicien américain s’est d’abord fait connaître comme compositeur de pièces pour percussions, avant de travailler le son différemment, en le plaçant dans l’espace. Son écologie de l’écoute constitue l’une des expériences fondatrices des «sound studies». © Frank Lennon / Toronto Star Via Getty Images

On navigue ici en pleine «auralité». L’écoute est saisie du point de vue anthropologique et non pas sous le seul angle psycho-physiologique. Ce terme, importé de l’anglais, se distingue de l’oralité, qui met l’accent sur la transmission par la parole, ainsi que de l’ouïe, ou de ce que l’on entend. Dans cette perspective, l’étude réalisée à l’ECAL a exploré des territoires mouvants, incertains, à la frontière des sciences et des arts, sur les traces des pratiques concrètes d’écoute.

Les chercheurs se sont ainsi mués en ethnologues. L’ECAL est devenue leur terrain d’investigation dont il fallait déranger les sonorités familières pour en laisser émerger la part d’invisible. Les étudiants en arts visuels ont été suivis, pistés, interrogés au quotidien et lors d’événements sonores conçus pour l’occasion. Ces événements – breaching experiments – devaient perturber la routine de l’école jusqu’à faire trembler l’architecture du bâtiment à coups de basses fréquences ou via des performances impromptues dans le but d’observer comment les usagers des lieux allaient s’approprier et «réparer» ses dérangements (lire l’encadré).

Une ethnographie polyphonique

La démarche, résume Thibault Walter, a abouti à «une ethnographie polyphonique de l’ECAL», qui fait l’objet d’un ouvrage en cours de publication. Les données récoltées indiquent que le questionnement au sujet de l’écoute a permis d’expliciter des réflexions habituellement de l’ordre du non-dit. L’utilisation d’écouteurs dans l’open space où les étudiants travaillent renvoie à «une microsociologie de la communication auditive». De la décision de les coiffer ou pas au choix de la musique en fonction de la tâche qui les occupe, en passant par des réglages du volume selon que l’on veuille ou non entendre ce qui se dit juste à côté, les étudiants déploient des stratégies dont ils peuvent parler longuement. Et ces stratégies, note Thibault Walter, «font partie du processus créatif». Car elles accompagnent, structurent le travail des étudiant·es. Finalement, l’étude a mis en évidence le fait que l’ECAL sonne et résonne. Que les occupants des lieux passent une partie de leur temps à donner du sens à l’aura sonore de l’école; cela finit par participer à l’identité de l’institution. La recherche, toutefois, s’interdit de théoriser ces pratiques, de «clôturer la compréhension du phénomène observé», note Thibault Walter. Cela pénaliserait l’appréhension d’une pratique complexe. «La présente étude, explicite le chercheur, est fondée sur une ethnographie de terrain et privilégie la méthode descriptive dans le sens que lui donne Ludwig Wittgenstein1Ludwig Wittgenstein (1889-1951) est un philosophe et mathématicien autrichien né dans une bonne famille viennoise. Il a notamment écrit le Tractatus logico-philosophicus, publié en allemand sous le titre Logisch- Philosophische Abhandlung en 1921. Dans cette oeuvre majeure, il démontre les limites du langage et de la faculté de connaître de l’être humain. dans ses Remarques sur le Rameau d’or de Frazer.» Pour Wittgenstein, «l’explication, comparée à l’impression que fait sur nous ce qui est décrit, est trop incertaine». Dans ce sens, aux yeux de Thibault Walter, la description semble être l’option méthodologique la plus juste pour rendre compte de la richesse des pratiques sur le terrain. Ainsi, «la fabrication d’une théorie n’est pas problématique en soi, mais elle ne se distingue jamais complètement de son statut d’hypothèse qui, par conséquent, provoque un effet d’incertitude», ajoute-t-il. Autrement dit, la limite de la théorie réside dans cet effet «provisoire ou dans l’attente d’une vérification». En définitive, la description est plus certaine car elle ne masque aucun aspect du phénomène étudié.


L’écouteur anonyme

Parmi les breaching experiments qui ont émaillé son étude, Thibault Walter signale la venue à l’école de Jason Kahn, musicien, artiste, écrivain et auteur de performances et installations sonores. Sans en avertir les étudiant·es, dans l’anonymat, cet artiste américain établi à Zurich a passé toute une journée à «écouter» l’ECAL, littéralement.

L’événement a provoqué au sein de l’école toute sorte de spéculations et d’interprétations. Souvent contradictoires, elles démontrent à quel point la seule présence d’un inconnu simplement «à l’écoute» d’un environnement peut provoquer des réflexions sur les relations d’écoute au sein d’une institution. Jason Kahn a ensuite raconté l’action dans un texte sous forme de compte rendu à la fois descriptif et littéraire de l’expérience. Le texte est intégré à l’ouvrage en préparation, issu de l’étude menée par Thibault Walter.

L’artiste américain y expose ce qu’il entend. Il s’attarde sur ce qu’il ressent. Il s’abandonne aux souvenirs. Il disserte sur la nature du son et des bruits. Il en résulte un flux de conscience très peu académique qui dynamite le canevas ordinaire de la recherche scientifique. En marge, et pourtant pleinement au coeur de l’école, présent-absent, actif-passif, Jason Kahn dévoile, à la manière d’un révélateur photographique, la pâte sonore de l’école. Comme personne d’autre n’aurait pu le faire. Comme nul dispositif théorique n’aurait pu le prévoir.