« L’injonction à devenir soi est portée à l’extrême chez les jeunes » // www.revuehemispheres.com Image: Stephane GRANGIER / corbis

« L’injonction à devenir soi est portée à l’extrême chez les jeunes »

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Se construire à travers ses propres choix: c’est ce que souhaitent avant tout les vingtenaires d’aujourd’hui. Décryptage avec la sociologue Cécile Van de Velde.

TEXTE | Nic Ulmi

Montréal, Madrid, Santiago du Chili, Paris, Hong Kong. Cécile Van de Velde est allée rencontrer les jeunes au cœur des mobilisations sociales des dernières années dans cinq villes et sur trois continents. La sociologue française poursuit ainsi une exploration de la jeunesse menée depuis une quinzaine d’années autour du «devenir adulte», des inégalités intergénérationnelles et des définitions changeantes des âges de la vie.

Autrefois, les conflits intergénérationnels se situaient dans le domaine de la culture et des valeurs. Aujourd’hui, en observant les jeunes de 20 ans, on ne voit pas une rupture culturelle évidente par rapport aux générations aînées…

On a beaucoup comparé la jeune génération actuelle à celle de 1968, deux générations qui se sont «réveillées». Mais ce qui se joue en ce moment dans les colères et les révoltes des jeunes porte beaucoup moins sur un clash de valeurs et sur le fait de s’émanciper culturellement vis-à-vis des aînés. Si rupture générationnelle il y a, elle se situe sur le plan du vécu socioéconomique et politique.

Le facteur clé serait donc le déclassement intergénérationnel…

Les jeunes de 1968 appartenaient aux générations des «Trente Glorieuses» (la période de croissance entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le choc pétrolier de 1973, ndlr), qui portaient fortement en elles l’idée du progrès collectif et de l’ascension sociale individuelle. Les jeunes dans la vingtaine aujourd’hui ont, au contraire, intériorisé la conviction qu’ils seront déclassés et qu’ils s’en sortiront moins bien que leurs parents. La frustration du déclassement est donc plutôt celle de ma génération: celle des trentenaires et jeunes quadras qui ont cru à la promesse d’accéder à une vie meilleure en investissant dans les études et qui ont vécu ensuite le retournement de la crise. Ce qui me frappe dans les entretiens que je mène de part et d’autre de la planète, c’est que pour les jeunes, la question ne se situe plus là. La peur n’est plus de se retrouver en dessous de la réussite de ses parents, elle est plus profonde. Il s’agit d’une peur d’être dévié par rapport à ses choix de vie.

Qu’entendez-vous par «dévié»?

La notion de déclassement est socio-économique, en lien avec l’idée qu’on sera moins bien classé que ce que la société nous a promis avec le diplôme qu’on a reçu. Les jeunes de 20 ans l’ont complètement intégrée dans leurs perspectives de vie. Ils l’ont entendue dans le discours de leurs parents, ils ont assimilé la notion d’une stagnation ou d’un déclin qui s’est répandue après la crise de 2008. Ils ont vécu la plus grande partie de leur vie dans les suites de cette crise. Maintenant leur peur, plus existentielle, consiste à ne pas devenir les adultes qu’ils veulent être, de dévier de leurs choix de vie et d’être obligés d’accepter cette déviation pour s’ajuster à un marché du travail devenu très dur. Ce que j’entends dans la colère qui monte chez les jeunes, c’est: ‘je ne vais pas pouvoir faire ce que je voudrais, la société me vole mes choix’…

Comment définit-on «l’adulte qu’on veut être»?

Au cours des Trente Glorieuses, le modèle du devenir adulte était lié à des seuils qu’on franchissait sans jamais retourner en arrière: on s’émancipait d’une famille d’origine plus ou moins autoritaire, on terminait ses études, on réalisait une insertion professionnelle censée être stable, on se mettait en couple et on fondait une famille. Cette succession a été bouleversée. Les statistiques montrent qu’on retourne de plus en plus vivre chez ses parents, y compris à la trentaine ou même à la quarantaine. Au niveau de l’emploi, il n’existe plus d’horizon stabilisé. Quant aux études, on y revient aussi, on se retrouve en formation tout au long de sa vie.

Ce qu’on voit émerger dès lors comme définition de l’âge adulte est lié à une construction identitaire, plus subjective et moins linéaire. On définit l’entrée dans l’âge adulte sur la base d’épreuves et de moments de bascule, souvent en lien avec ceux qui touchent à la vie et à la mort: avoir des enfants, traverser un deuil.

Il existe ainsi à la fois des définitions subjectives et des facteurs objectifs qui empêchent désormais les sociologues de distinguer de manière tranchée les jeunes des adultes. Les critères avec lesquels on mesurait cette différence – accès au logement et à un emploi stable, émancipation par rapport aux parents – ne cessent de reculer. L’office statistique de l’Union européenne, Eurostat, a redéfini la tranche «jeunes» en passant des 16-25 ans aux 16-30 ans, d’autres enquêtes comptent comme jeunes les 18-35, voire les 18-40 ans.

On a beaucoup parlé des «enfants boomerangs»…

Les «boomerangs» représentent ceux qui rentrent chez leurs parents à la trentaine. Ils le font à condition que ce soit transitoire. S’ils ont l’impression que cela peut devenir définitif, ils préfèrent être itinérants dans la rue. À la vingtaine, on voit en revanche ce qu’on a appelé des «transitions yo-yo», avec plusieurs retours chez les parents.

Quels récits collectifs nourrissent 
aujourd’hui le «devenir adulte»?

La narration qui émerge est celle d’un parcours où on se réalise au fil des expériences, suivant un «fil de soi» qui passe par la mobilité. On se dit qu’on va bouger, se confronter à de multiples expériences et à d’autres sociétés, et qu’à travers tout cela on va se construire, s’élargir, se définir de mieux en mieux, suivant une logique exploratoire. L’injonction à devenir soi reste à l’œuvre à tous les âges de la vie, mais elle est portée à l’extrême chez les jeunes. On le voit dans les enquêtes Eurobaromètre, qui essaient de définir les éventuelles ruptures de valeurs entre les âges et les générations. Dans les années 1960, on voyait clairement des ruptures de valeurs entre les aînés et les jeunes qui avaient besoin de s’émanciper. Aujourd’hui, les parents eux-mêmes éduquent les enfants à des valeurs d’autonomie en leur disant: vas-y, choisis ta vie… De nombreux jeunes se sentent ensuite trahis: on m’a dit de choisir ma vie, mais je me retrouve piégé.

Cette narration se trouve en effet perturbée par des conditions socio économiques qui l’empêchent de se réaliser. La jeune génération actuelle est donc à la fois celle qu’on a invitée de la manière la plus pressante à devenir soi et celle qui ressent le plus fortement le risque de ne pas y parvenir.

Vous vous êtes intéressée aux «NEETs», les jeunes «Not in Education, Employment or Training» (ni aux études, ni en emploi, ni en stage).

Cette catégorie, construite par les statistiques, interpelle parce que ses effectifs augmentent sans cesse. En allant les rencontrer pour voir qui ils sont, j’ai identifié trois profils. Le plus visible, minoritaire mais croissant, est celui des figures alternatives: des jeunes diplômés qui refusent le «système» en affirmant non pas que celui-ci est «pourri», mais qu’il fait mal, qu’il piège. Ils emploient des mots qui renvoient au corps et aux émotions, ils parlent de douleur: le système est trop fort et il faut en sortir. Ces jeunes sont amenés à travailler leur narration de soi en disant «c’est moi qui ai choisi», mais en réalité leur parcours est fortement contraint par les conditions sociales et économiques qui rendent les choix de vie difficiles. Ils essayent de vivre en marge, dans la débrouille, ou de migrer à la campagne pour vivre selon un mode écologique. Souvent, ils sont assez vite réabsorbés par le «système».

Une deuxième figure, majoritaire, est liée à ce que j’ai appelé les «suspensions». Elle regroupe ceux qui sont en attente sur le marché de l’emploi – évidemment, ça fait du monde – et ceux qui s’en retirent temporairement pour se récupérer, se réapproprier leur vie et réinvestir ensuite le marché. Au Japon, on parle beaucoup des hikikomori, des jeunes qui s’enferment pendant un ou deux ans à regarder la télé et à jouer aux jeux vidéo. Ils ont besoin d’arrêter une pression sociale qu’ils vivent comme trop forte et de faire le plein de soi pour reformuler des projets. En général, c’est transitoire.

Le dernier modèle est celui de l’impasse. En Europe, il se traduit par un chômage de longue durée. Sur les marchés du travail libéraux, américains ou japonais, il se traduit par un déclassement qui conduit à enchaîner les emplois précaires.

La génération qui a 20 ans aujourd’hui possède-t-elle un profil politique?

Deux choses la définissent: un taux élevé d’abstention dite volontaire, c’est-à-dire un refus de voter parce qu’on ne se sent pas représenté, et une polarisation du vote très à gauche, chez les diplômés, et très à droite, chez les moins diplômés. En termes de valeurs, il est frappant de constater que ce qui attire les jeunes vers l’extrême droite n’est pas tant le discours anti-migratoire – les jeunes sont ouverts à l’immigration à travers tout le spectre politique – mais le discours anti-système, anti-élites, anti-partis traditionnels.

Qu’en est-il de la thématique environnementale?

J’ai constaté dans mon enquête sur les colères qu’elle vient systématiquement se greffer sur des mouvements sociaux dont l’enjeu est a priori autre: les frais d’écolage dans le cas du «Printemps érable» de Montréal, le lien avec la Chine dans le cas de Hong Kong…

Chez ces jeunes de 20 ans, 
trouve-t-on de l’espoir?

On observe un discours sombre qui cohabite avec l’énergie de la crise. Les jeunes se disent qu’il n’y a plus rien à perdre et que si eux ne bougent pas, personne d’autre ne va le faire. Ils disent: ‹je me détache du système pour agir par moi-même et à partir de là, quelque chose peut se diffuser›… Ce rapport au politique passe par les actions individuelles plus que par l’énergie collective. à partir du désespoir, une énergie nouvelle est en train de naître. Pour cette raison, je dis que les jeunes de 20 ans possèdent les clés de sortie de la crise.


Bio express

« L’injonction à devenir soi est portée à l’extrême chez les jeunes » // www.revuehemispheres.com Image: Stephane GRANGIER / corbis
Photo © Stephane GRANGIER / corbis

1976  Naissance à Saint-Saulve (Nord, France)

1997  Lauréate de l’Institut d’études politiques de Paris

2006  Sa thèse de doctorat Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe remporte le Prix Le Monde de la recherche universitaire

2008  Son premier livre tiré de sa thèse paraît aux Presses universitaires de France

2009  Commence à enseigner à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris (EHESS)

2015  Publie Sociologie des âges de la vie chez Armand Colin

2015  Chevalière de l’Ordre national du mérite, République française

2015  Nommée titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les in­égalités à Montréal

2016  L’ouvrage Les vies étudiantes. Tendances et inégalités, qu’elle codirige avec Jean-François Giret et Elise Verley, paraît aux éditions La Documentation Française


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