Depuis que l’humain pratique l’agriculture, il a tout fait pour s’affranchir des saisons afin de pouvoir consommer une plus grande variété d’aliments sur de longues périodes de l’année. Mais maintenant 
qu’il y est parvenu, il aspire – vainement – 
à y retourner.

TEXTE | Martine Brocard
IMAGE | Ryo Takemasa

Asperges au printemps, abricots en été, raisin en automne et endives en hiver… Quoi de plus «naturel» que de manger de saison? Le concept, que l’on peut définir comme la consommation de fruits et de légumes arrivant naturellement à maturité dans leur zone de production, semble désormais d’une logique implacable. Mais soyons francs. Qui n’a jamais soupiré en trouvant pour la énième fois des topinambours dans son panier de saison? «C’est humain. Depuis que nous ne sommes plus des chasseurs-cueilleurs et que nous avons des cultures ou des greniers, nous avons essayé pour notre survie et notre confort de nous libérer de l’impératif des saisons», observe Isabelle Raboud-Schüle, ethnologue et directrice du Musée gruérien à Bulle.

L’histoire regorge de ces exemples, poursuit-elle. Le fromage a été inventé il y a des millénaires pour conserver le lait, tandis qu’il y a un siècle, les paysans du Lötschental (VS) répandaient des cendres sur la neige à la fin de l’hiver afin d’accélérer sa fonte. Ils pouvaient ainsi planter leurs pommes de terre plus tôt et s’assurer une meilleure récolte. Bien différent de l’instinct de survie, le goût pour les denrées alimentaires à contre-saison remonte lui aussi à très loin. Les empereurs romains faisaient venir de la neige à Rome pour fabriquer des sorbets, tandis qu’au XVIIIe siècle, Lausanne comptait une serre où poussaient des ananas.

La saisonnalité des aliments ne concerne pas que les fruits et légumes, mais aussi les produits laitiers, carnés, ou les fruits de mer. Suivant leurs cycles de reproduction, ces derniers seront plus abondants à certaines périodes de l’année. La moule de bouchot, provenant des côtes Atlantique ou de la Manche françaises, se consomme par exemple entre août et janvier. Cette illustration a été réalisée par l’artiste japonais Ryo Takemasa.

Obsolescence des saisons

Au fil du temps, l’avènement de la conserverie industrielle et de la congélation, les progrès techniques de l’agriculture ou encore le transport par avion ont rendu obsolète le concept de saisonnalité dans les sociétés occidentales. Hiver comme été, les supermarchés proposent quasiment tout, tout le temps. L’être humain a-t-il poussé un soupir de satisfaction?

Justement pas. Alors même que la contrainte des saisons était finalement écartée, voilà qu’il s’est mis à lui redonner de la valeur. «Dès la fin des années 1980, la catastrophe de Tchernobyl et les crises sanitaires comme la vache folle ou les poulets à la dioxine ont mis à mal la confiance d’une partie des consommateurs, qui ont commencé à s’intéresser au contenu de leur assiette», pointe la chercheuse Camille Adamiec, docteure en sociologie de l’Université de Strasbourg. Progressivement, ceux-ci ont pris conscience de leurs responsabilités et du rôle qu’ils pouvaient jouer dans la production d’un aliment.

La consommation à contre-saison se trouve notamment pointée du doigt. A priori rien de très nouveau, puisqu’à travers l’histoire elle a toujours été considérée comme immorale et antisociale car réservée aux riches. Mais sa démocratisation dans les supermarchés n’a rien arrangé. Au contraire. Voilà qu’on réalise qu’elle demeure non seulement antisociale, en exploitant des travailleurs dans les serres espagnoles, mais qu’elle est en plus anti-écologique en raison de l’emploi massif des pesticides et des émissions de CO2 causées par les transports. On voit apparaître les mouvements de Slow Food et de locavorisme, tandis que les produits du terroir acquièrent leurs lettres de noblesse.

«Manger de saison est devenu une norme sociale incontestée, contrairement à d’autres mouvements alimentaires, comme le véganisme, qui ont leur lot de détracteurs, avance Sidonie Fabbi, chargée de cours à la Haute école de santé de Genève – HEdS-GE. Cette norme se traduit désormais aussi sur le plan politique, avec des lois qui visent à donner la priorité aux produits locaux, comme c’est le cas par exemple à Genève.» La spécialiste pointe néanmoins que cet idéal collectif concerne surtout les groupes sociaux au capital culturel élevé: «les recherches académiques montrent que la représentation du manger local existe peu chez les classes modestes. Il ne faut pas oublier que nos choix alimentaires dépendent d’un ensemble de capitaux sociaux acquis durant notre éducation. Le haut fonctionnaire ne s’alimente pas comme l’ouvrier.»

Lien à l’univers

Au sein des classes sociales moyennes à aisées, la progression de l’idéal de l’alimentation saison s’explique notamment par les évolutions des aspirations collectives, comme l’envie de communier avec la nature. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Au-delà des questions d’éthique, des considérations plus fondamentales poussent les consommateurs à tenter un retour aux produits de saison. «Dans les pays d’abondance, la saisonnalité est une manière de remettre une alternance, afin que tout ne soit pas là tout le temps», relève Camille Adamiec. Le choix quasi absolu offert constamment par les supermarchés constitue une source d’angoisse pour le consommateur. «Il est très difficile pour lui de résister aux mécanismes sophistiqués du marketing de l’industrie alimentaire, observe Sidonie Fabbi. Au fil de ses courses, même la personne la plus avertie cède souvent à un épuisement cognitif face à tous ces messages, et finit par acheter des choses qu’elle n’avait pas prévues.»

Face à l’excès de choix, l’homme aurait aussi besoin de règles pour savoir que choisir. «Mais nous souffrons d’un vide à ce niveau, car l’église ne nous en donne plus et les contraintes économiques non plus», analyse Isabelle Raboud-Schüle. Dans cette optique, la saisonnalité tombe à pic. Tout particulièrement avec la prise de conscience du changement climatique. «Les saisons demeurent très ancrées culturellement et on a envie de se sentir dans leur rythme, ajoute l’ethnologue. Nous craignons aussi de perdre pied dans notre relation à l’univers et à la nature si nous ne les respectons pas.»

Pour autant, les avocats du Chili et les fraises de la Saint-Valentin demeurent promis à un bel avenir sous nos latitudes. «Manger de saison fait partie des accessoires pour nous réconforter quand cela nous arrange», précise Isabelle Raboud-Schüle. En effet, rares sont ceux qui sont prêts à revenir à un régime de choux, pommes de terre et autres panais en hiver, d’autant plus que le concept de saisonnalité se heurte à l’injonction sanitaire à manger le plus varié possible. «En pratique, il est difficile d’appliquer la saisonnalité de façon rigide, observe Sidonie Fabbi. Dans les cantines scolaires par exemple, on essaie aussi de confronter les enfants à des goûts aussi variés que possible. Dans ce domaine, les fruits exotiques représentent une palette intéressante.» La diététicienne souligne également qu’il ne faut pas confondre manger «de saison» et «sainement»: «La santé se trouve en effet davantage en lien avec les types d’aliments, leur quantité ou la manière de les cuisiner. Pour l’individu, manger de saison n’est donc pas plus sain. Pour l’environnement et l’ensemble de la société, le bénéfice de la saisonnalité ne fait en revanche aucun doute.»


Des définitions délicates

Pas facile de définir ce qui est «de saison». La définition la plus courante se réfère à un aliment qui arrive naturellement à maturité dans sa zone de production. Toutefois, comme le fait remarquer l’ethnologue Isabelle Raboud-Schüle, «il n’y a jamais de définition univoque.

Se situe-t-on par rapport à la plante ou sa culture personnelle? Dans notre logique, il est normal de manger des oranges en hiver alors qu’elles ne sont pas de saison sous nos latitudes.» étroitement liée à celle de saison, la définition de «local» n’a rien d’évident non plus. Etudiante de master en sciences de l’environnement à l’Université de Genève, collaboratrice scientifique à l’Observatoire suisse du marché des vins – OMSV et à CHANGINS – Haute école de viticulture et oenologie, Marie-Clémence Mouron s’y frotte actuellement avec une collègue, dans le but de mettre sur pied une politique d’achats responsables destinée aux cantines scolaires. «Il faut se mettre d’accord jusqu’où va le ‹local›: se limite-t-on à un seul canton, à la Suisse romande, à la Suisse en général ou peut-on aussi inclure la France voisine? La définition devra en outre convenir à tous les acteurs, qu’ils soient cantines, producteurs, fournisseurs ou encore parents.» Le document devrait être formalisé pour cet été.


Trois questions à Laurence Nicolay

«La nostalgie des saisons » // www.revuehemispheres.com
© Guillaume Perret | lundi13

Laurence Nicolay est professeure en technologies alimentaires à la HES-SO Valais-Wallis – HEI. Elle explique que les fruits et légumes ne sont pas les seuls à dépendre des saisons.

Les produits de saison semblent peu concernés par les technologies…
Pourtant, la maîtrise de leur stockage et de leur transport nécessite d’importantes connaissances. Chaque végétal se conserve à des conditions de température, de concentration en gaz, de luminosité ou d’humidité spécifiques. Et puis, les fruits et légumes de saison arrivent en nombre sur des périodes très courtes. Les installations de stockage et de conditionnement doivent être correctement sélectionnées et dimensionnées pour gérer cela. Sinon, les pertes peuvent être énormes. Il faut les préparer, les emballer et les transporter très rapidement vers le lieu de vente. Le temps qui s’écoule entre le moment de la récolte et la consommation est crucial.

Pourquoi ce laps de temps est-il important?
Parce que de sa longueur dépendront les qualités nutritionnelles et gustatives du fruit ou du légume. Une salade verte perd ses vitamines quelques heures après avoir été récoltée. Qu’elle soit de saison ou locale, s’il se passe trois jours avant qu’elle ne soit consommée, son intérêt nutritionnel aura fortement baissé.

Vaudrait-il mieux congeler les légumes?
Cela peut parfois faire sens, car ils sont traités et conditionnés juste après la récolte. Mais, de façon générale, quand on parle de saisonnalité, on met surtout l’accent sur les fruits et légumes. Pourtant, ils ne représentent qu’une partie de notre alimentation. Les viandes, les poissons, ou les fromages ont aussi leur saison spécifique de production.