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Claus Beisbart © François Wavre, Lundi13 | Artwork: Bogsch & Bacco

La théorie n’est pas le but ultime, mais presque

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En théorie, nous savons ce qu’est une théorie. En pratique, c’est plus compliqué… Philosophe des sciences, Claus Beisbart cartographie le territoire de la théorie, de ses sources à ses limites, en passant par son rôle dans l’intelligence artificielle, les dilemmes moraux et la météo.

TEXTE | Nic Ulmi
IMAGE | François Wavre | lundi13

Sait-on vraiment ce qu’est une théorie? Sait-on d’où elle vient, où elle va, quel travail elle accomplit dans la fabrique des sciences et dans notre compréhension du monde? Sait-on lui donner une juste place, entre le rêve d’une «théorie de tout» qui mettrait l’Univers entier en une équation et le fantasme d’un monde où l’information nous expliquerait le réel sans s’encombrer de constructions théoriques, à travers les automatismes d’une intelligence artificielle? Pour Claus Beisbart, professeur de philosophie des sciences à l’Université de Berne, la théorie se place entre l’imaginaire et l’empirique, entre l’observable et l’invisible, entre la puissance et la fragilité – et entre des limites qui, parfois, peuvent bouger.

Quel est le rôle de la théorie dans les sciences? S’agit-il d’un but ultime ou juste d’un outil?

Les sciences ont à mon sens pour objectifs principaux la production du savoir et l’enrichissement de notre compréhension du monde. À cet égard, les théories sont extrêmement importantes. Elles constituent le meilleur moyen d’atteindre ces objectifs, car elles permettent de condenser le savoir de manière idéale. Je dirais donc que les théories ne sont pas le «but ultime» des sciences, mais qu’elles en sont très proches. D’ailleurs, si vous voulez obtenir un prix Nobel, il est préférable que vous ayez développé une nouvelle théorie…

Quelles sont les caractéristiques d’une bonne théorie?

On pourrait se contenter d’affirmer qu’une théorie est bonne si elle fonctionne, c’est-à-dire si elle conduit à des prédictions en adéquation avec les observations. On dit alors qu’elle est empiriquement adéquate: elle permet d’organiser ce que l’on observe. Mais très souvent, on attend davantage d’une théorie. On aimerait qu’elle décrive l’inobservable. Par exemple, en physique, il est attendu de la mécanique quantique qu’elle dépeigne la structure profonde de la réalité telle qu’elle est.

Comment construit-on une théorie?

On peut comparer une théorie à un guide de poche sur un domaine donné de l’Univers. À partir de quelques axiomes, c’est-à-dire de quelques propositions énonçant des principes fondamentaux, elle offre des prédictions et des explications, unifiant ainsi des phénomènes qui pourraient paraître disparates. La loi universelle de la gravitation, par exemple, décrit à la fois la chute du verre que je fais tomber, l’orbite des planètes autour du Soleil et l’expansion de l’Univers. Pour arriver à ce type de résultat, les théories stipulent souvent l’existence d’objets théoriques, qui ne peuvent pas être observés directement, mais qui permettent d’expliquer les phénomènes que l’on observe.

Dès lors, la question est de savoir comment on parvient à imaginer les bons objets, ceux qui permettent de produire de véritables explications sans avoir pu être observés. C’est le cas, par exemple, des quarks en physique des particules. Beaucoup de philosophes des sciences – dont celui qui fait sans doute le plus figure d’autorité, Karl Popper, dans La Logique de la découverte scientifique – pensent qu’il n’y a pas de règle pour cela et qu’en fin de compte, c’est une question de créativité. Celle-ci peut avoir les sources d’inspiration les plus diverses. Dans le Mysterium Cosmographicum, l’astronome Johannes Kepler1L’astronome allemand Johannes Kepler (1571-1630) est à l’origine des lois dites de Kepler: il a découvert les relations mathématiques qui régissent les mouvements des planètes sur leur orbite. Ces relations fondamentales furent exploitées plus tard par le physicien anglais Isaac Newton (1643-1727) pour sa théorie de la gravitation universelle. a essayé de rendre compte des orbites des planètes en partant d’idées sur Dieu et sur l’harmonie cosmique. Après cette première étape, très libre, l’observation empirique rigoureuse doit venir confirmer ou falsifier la théorie.

Je pense qu’il existe, dans une certaine mesure, quelques recettes pour créer de nouvelles théories. L’une d’entre elles consiste à utiliser comme point de départ une théorie qui existe déjà. C’est le cas, typiquement, lorsqu’une théorie montre ses limites et qu’on la modifie dans le but d’élargir sa portée prédictive, tout en capitalisant sur ses succès prédictifs passés.
La théorie de la relativité générale d’Einstein, par exemple, réemploie la théorie newtonienne de la gravitation, qui réussissait déjà très bien à décrire le système solaire.

Comment une théorie montre-t-elle ses limites?

Il y a plusieurs cas de figure. Le plus évident se produit lorsqu’une théorie est falsifiée. Elle se révèle alors empiriquement fausse parce que ses prédictions ne concordent pas avec les observations. Mais il y a d’autres limites, qui sont inhérentes à la plupart des théories et qui font même partie de leur nature. Je vous disais que les théories sont utilisées pour faire des prédictions. On veut savoir, par exemple, quel temps il fera demain. Mais pour cela, une théorie ne suffit pas. Pour faire des prévisions météorologiques, il faut aussi des informations sur les conditions initiales, qui peuvent porter dans ce cas sur le temps qu’il fait aujourd’hui. Ensuite, même si les principes théoriques sont corrects et que les informations sur les conditions initiales sont bonnes, les prédictions peuvent se révéler fausses, car certains phénomènes sont déterminés par un ensemble de facteurs trop large et trop complexe, qui rend les prédictions très difficiles. On parle alors d’un état de chaos déterministe. Il y a un autre type de limite inhérente à la plupart des théories, qui tient au fait que chacune a son domaine d’application. Ainsi en physique avons nous des théories qui s’appliquent aux solides et d’autres aux fluides, et nous ne pouvons pas les extrapoler d’un domaine à l’autre. Nous vivons ainsi dans un univers qui n’est pas décrit par une grande théorie unique. La représentation scientifique du monde relève davantage d’un vaste ensemble de théories qui s’appliquent à des aspects différents. La science offre en ce sens une image pluraliste du monde.

Est-ce que les limites de la théorie sont les mêmes dans des domaines aussi éloignés que la physique et les sciences sociales?

Les sciences sociales sont des disciplines empiriques, bâties sur l’observation des phénomènes, au même titre que la physique. Mais il y a peut-être une limite spécifique à la théorie dans ce domaine, qui viendrait du fait que les êtres humains sont libres d’agir dans le monde. En tout cas, le monde humain est trop compliqué pour être systématisé en quelques principes. On aimerait bien pouvoir déterminer des lois qui régissent les sociétés humaines, qui nous diraient par exemple que si on dépasse un taux donné de pauvreté, une révolution s’ensuit inévitablement… Mais ce n’est pas si simple, car un trop grand nombre de choses entre en ligne de compte. Cela vaut également, dans une certaine mesure, pour le domaine tout aussi compliqué qu’est la biologie, où il n’y a pas véritablement de théorie en dehors de celle de l’évolution.

Une de vos recherches en cours prend place dans le domaine de la philosophie morale et porte sur la méthode dite de l’équilibre réflexif (ou réfléchi). En quoi consiste-t-il et quel éclairage apporte-t-il sur la théorie et sur ses limites?

Si on se tourne vers la philosophie, on voit qu’il y a un problème: il n’existe pas, dans ce domaine, de données empiriques qui pourraient être élaborées et expliquées par une théorie. Comment faire, dans ce cas, pour avancer vers l’objectif de toute science, qui est la recherche de compréhension? L’équilibre réflexif tente de répondre à ce problème. Il prend place dans la philosophie morale, ce domaine de la philosophie qui s’interroge sur ce qui est bien et sur ce qui est mal, ou par exemple, si on prend sa branche bioéthique, qui se demande dans quelle mesure on a le droit de manipuler le vivant pour la recherche scientifique et médicale.

L’approche de l’équilibre réflexif consiste, à partir des idées que nous acceptons déjà comme justes (par exemple l’idée que tuer est mal), à créer une théorie, c’est-à-dire un ensemble de principes fondamentaux qui expliquent et systématisent ces jugements. Si, pour un cas donné, un jugement ne peut pas être expliqué dans le cadre de cette théorie, nous pouvons soit rejeter ou réviser ce jugement, soit ajuster la théorie. Supposons qu’un grand nombre de nos jugements moraux se fondent sur l’utilitarisme, une théorie morale qui enjoint de maximiser le bien-être sur le plan collectif. Cette théorie s’avère incompatible avec nos jugements moraux sur la justice, qui requièrent une distribution équitable du bien-être, alors que l’utilitarisme n’a cure de la manière dont le bien-être total est distribué. Pour éliminer ce désaccord entre théorie et jugements moraux, nous pouvons soit modifier ou abandonner l’utilitarisme, soit ajuster nos jugements sur la justice. Nous faisons ainsi un va-et-vient entre les jugements auxquels nous adhérons et les principes théoriques, ajustant les uns aux autres jusqu’à atteindre une forme d’équilibre.

Un autre de vos champs d’étude, le deep learning, jette un éclairage troublant sur les limites de la théorie…

L’apprentissage profond (deep learning) est une technique d’intelligence artificielle qui permet à un algorithme de faire des prédictions, souvent très bonnes, qui ne se fondent pas sur une théorie, mais sur une série d’opérations mathématiques exécutées de manière itérative par la machine. Pourquoi l’apprentissage automatique réussit-il dans de nombreuses applications? Pour l’instant, nous n’avons pas de théorie qui permette de l’expliquer. Sur la base de ce constat, il y a des gens qui pensent que, à l’ère du Big Data et du deep learning, nous pouvons désormais nous passer des théories, parce que les réseaux de neurones artificiels de nos machines n’en ont pas besoin pour faire des prédictions correctes.

Pour ma part, je suis sceptique à l’égard de cette position. Le niveau de réalité supplémentaire qu’introduit une théorie, situé dans le soubassement caché des phénomènes qu’on observe, fait en effet complètement défaut au deep learning, qui ne fait que combiner les informations qu’on lui a données. Or le progrès scientifique, du moins jusqu’à présent, s’est fait en allant précisément vers ce niveau plus profond, sans lequel on ne peut pas avoir une bonne description des phénomènes observés. Les méthodes algorithmiques, bien que très bonnes pour faire des prédictions, se révèlent inefficaces pour produire des explications et pour élargir notre compréhension, qui, comme je le disais au départ, est l’objectif ultime de toute science.


Bio express

Photo: François Wavre, Lundi13 | Artwork: Bogsch & Bacco
Portrait de Claus Beisbart © François Wavre, Lundi13 | Artwork: Bogsch & Bacco

1973 Naissance à Bayreuth (Allemagne)

2001 Doctorat en physique à l’Université Ludwig-Maximilians de Munich

2001 Travaille comme chercheur postdoctoral en cosmologie à l’Université d’Oxford

2004 Doctorat en philosophie à l’Université Ludwig-Maximilians de Munich

2004-2012 Travaille dans les universités de Constance, Reykjavík, Pittsburgh et Dortmund

2012 Devient professeur de philosophie des sciences à l’Université de Berne

2019 Codirige (avec Nicole J. Saam) l’ouvrage Computer Simulation Validation. Fundamental Concepts, Methodological Frameworks, and Philosophical Perspectives (éditions Springer)


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