Depuis une dizaine d’années, le concept de société inclusive a conquis les politiques publiques. Il vise avant tout à éviter une marginalisation croissante de pans entiers de la population. Va-t-il réussir à transformer notre société?

TEXTE | Geneviève Ruiz

Dans une société inclusive, chacun a sa place, quelles que soient ses origines et ses difficultés. La norme y est élargie à toutes celles et ceux qui en font partie, on ne peut en être exclu. L’inclusion diffère de l’intégration, qui permet de faire partie d’une communauté à condition de correspondre à une certaine norme.

Si les notions d’exclusion et d’inclusion sont étudiées depuis longtemps par les sociologues, c’est dans le courant des années 1990 que les discours sur la société inclusive apparaissent, largement relayés par les organisations internationales. Concept scientifique, idéologie, ou référentiel de politique publique, la société inclusive n’est pas toujours bien définie. Elle s’est, dans un premier temps, appliquée au domaine du handicap, où elle est devenue un paradigme central, avant de conquérir d’autres domaines comme la pauvreté, la migration, l’école, le genre ou encore le marché du travail.

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Taux de chômage 5 fois plus élevé que la moyenne, discriminations, incompréhension : dans le monde du travail et dans la société en général, les personnes transgenres restent fortement exclues. You Are You est un travail photographique réalisé par la New-Yorkaise Lindsay Morris en 2016. Elle y documente un camp d’été annuel pour les enfants « à genres créatifs » et leurs familles. Ce séjour leur offre un refuge temporaire où ils peuvent exprimer librement leur interprétation du genre. © Lindsay Morris / INSTITUTE

De façon générale, une accélération de l’utilisation de ce concept a eu lieu il y a une dizaine d’années. Certains vont jusqu’à parler d’un «virage inclusif». La plupart des états, dont la Suisse, se sont approprié ce référentiel et l’ont intégré à leurs politiques publiques, tout en ratifiant des traités internationaux sur le sujet. Comment expliquer un tel engouement? La littérature scientifique considère l’inclusion comme une réponse aux bouleversements et aux défis de notre société globale. Parmi ceux-ci, on peut mentionner une forte augmentation de la migration et des mobilités géographiques1 1 La philosophe viennoise Isolde Charim expliquait en juillet 2019 dans l’émission de la SRF Wissenschaftsmagazin à quel point notre société a été bouleversée par la migration massive et que cette révolution s’est opérée discrètement, à petits pas. Pour elle, ce processus, qu’elle appelle «pluralisation», a radicalement changé «le concept de société tel que nous le connaissons (…). Aujourd’hui, chacun est remis en question dans son individualité.» , ainsi qu’une croissance des inégalités économiques et d’accès au marché du travail. Comme son opposé, l’exclusion, l’inclusion renvoie à la marginalisation croissante de larges franges de la population, considérées comme inutiles. Dans nos sociétés modernes, complexes, plurielles et ultraspécialisées, la constitution sociale d’une personne passe par son inclusion.

Le concept de société inclusive peut-il réussir à transformer nos sociétés? Nous avons interrogé des spécialistes des domaines de la migration, du handicap et du genre. S’ils soulignent les progrès évidents permis par le paradigme d’inclusion pour les personnes vulnérables ou objet de discriminations, ils se montrent critiques face à la récupération à tout-va de ce concept. Vidée de sa substance, l’inclusion devient un simple agent du discours «politiquement correct».

Les migrants face à des frontières symboliques

Pour Jean-Pierre Tabin, professeur honoraire à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne – HETSL – HES-SO, le concept de société inclusive a apporté de nouveaux outils au travail social, qui lui permettent de remettre en cause les frontières socialement construites, notamment par la politique migratoire. à la différence de l’intégration, qui exige des personnes de nationalité étrangère le respect de critères définis par la société d’accueil, l’inclusion perçoit la migration comme une chance pour le groupe établi. «En Suisse, on observe aujourd’hui une relative tolérance à la différence, explique le sociologue. Mais il ne faut pas se leurrer: des frontières concrètes et symboliques entre “ eux ” et “ nous ” subsistent. Ce sont quelquefois des murs, comme ceux qui empêchent les personnes pauvres de venir s’établir. Mais ces délimitations sont parfois floues: on parle alors de fuzzy borders, qui nécessitent beaucoup de ressources pour parvenir à les traverser. L’un des enjeux majeurs demeure l’accès au marché de l’emploi.»

Parmi les facteurs qui limitent l’inclusion professionnelle des personnes migrantes, notamment celles nouvellement arrivées, figurent les difficultés de l’accès à un réseau et à l’information «pertinente pour soi», du fait de l’infobésité. «La vulnérabilité informationnelle est partagée par la majorité des migrants», analyse N’Dri Paul Konan, professeur à la HETSL. Avec une équipe de recherche, il développe actuellement la plateforme digitale «Reseau-vivre». Il s’agit d’utiliser les nouvelles technologies comme levier de soutien à l’intégration des migrants dans le canton de Vaud, en plus des interventions humaines d’assistance délivrées par les professionnels de terrain. L’un des objectifs est de leur permettre d’accéder de manière simple et ciblée à la «bonne information» pour soi, par une correspondance en temps réel des informations disponibles en matière de formation et de recherche d’emploi avec leur situation personnelle. Ainsi, les migrants disposeront de davantage de ressources pour surmonter les obstacles vers le marché du travail.

Ouverture du champ des possibles dans le domaine du handicap

De son côté, Geneviève Piérart, professeure à la Haute école de travail social de Fribourg – HETS-FR – HES-SO, observe que le concept de société inclusive a permis d’ouvrir le champ des possibles dans le domaine du handicap: «Les personnes en situation de handicap ont davantage d’options. Les enfants peuvent suivre les enseignements de l’école ordinaire, des jeunes peuvent vivre dans leur propre domicile, tout en bénéficiant d’un suivi.» Mais la spécialiste se montre sceptique face à l’injonction de l’inclusion tous azimuts présente dans de nombreux discours politiques: «Le domaine du handicap demeure extrêmement diversifié. Tous les enfants ne tirent pas un bénéfice d’une inclusion dans l’école publique, d’autant plus que le soutien apporté n’est pas toujours professionnel. Certains se sentent plus sécurisés dans le cadre d’une institution. Il en va de même pour les adultes. Leur inclusion dans le marché du travail reste compliquée, la plupart des employeurs ne jouant pas le jeu.» Geneviève Piérart met aussi en garde contre les réductions budgétaires effectuées sous couvert de l’idéologie inclusive. «La désinstitutionnalisation de l’accompagnement dans ce domaine comporte un coût qui n’est pas forcément inférieur. Le rôle des professionnels peut certes changer, ils deviennent par moments des coordinateurs et interviennent au domicile des personnes.» Geneviève Piérart insiste sur le fait que «les personnes en situation de handicap aimeraient simplement avoir le choix de décider pour leur vie. Peu importe le référentiel dominant des politiques publiques…»

Visibiliser les micro-pouvoirs pour inclure les femmes

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Sandra V. Constantin, chercheuse en étude de genre. ©François Wavre | Lundi13

Spécialiste en études genre, Sandra V. Constantin souligne l’intérêt du concept d’inclusion, qui engage à la transformation des structures sociales productrices d’exclusion et de discrimination pour que chaque personne dans son individualité puisse être incluse et bénéficier des mêmes chances. Elle relève toutefois que les discours largement répandus sur l’inclusion dans le domaine de l’égalité homme-femme, tenus par des acteurs n’ayant aucune visée de transformation sociale, «tendent à vider le concept de son sens. Celui-ci peut ainsi devenir, si on n’y prend garde, un concept fourre-tout.»

Pour cette chercheuse post-doctorante à la HETSL et responsable du projet Co-construire une pédagogie de l’égalité dans la HES-SO, la notion d’inclusivité se révèle pourtant précieuse dans son domaine, notamment lorsqu’elle est en lien avec le concept «d’intersectionnalité». Celui-ci permet d’analyser les inégalités de genre en tenant compte d’autres rapports sociaux, comme l’origine ethnique, l’âge ou la classe sociale. «Les discriminations de genre ne sont pas les mêmes pour toutes les femmes et varient selon les parcours de vie», insiste Sandra V. Constantin.

Lorsqu’il s’agit d’inclure les femmes dans toutes les sphères de la société et de réaliser une égalité qui va au-delà de l’égalité des droits, on est confronté à des formes de micro-pouvoirs, qui limitent le champ des possibles en fonction du genre: «Ces micro-pouvoirs offrent des possibilités de captation pour les uns, tandis qu’ils constituent des formes d’empêchement pour les autres.» Il s’agit par exemple du harcèlement de rue, qui entrave la mobilité des femmes, ou des attitudes pendant le recrutement. «Lors d’un entretien, les hommes bénéficient encore à l’heure actuelle d’une présomption de compétence, observe la sociologue. On n’exige pas les mêmes performances en fonction du genre et on n’a pas non plus la même lecture du parcours professionnel.» La chercheuse donne l’exemple d’une enquête menée lors des entretiens pour des postes académiques: les publications dans des revues grand public ne sont pas interprétées de la même façon selon le sexe des candidates et des candidats. Lorsqu’une femme publie dans ce type de revues, on tend à lui reprocher de choisir la facilité. Lorsqu’un candidat masculin met en avant les mêmes publications, la tendance est à le féliciter pour sa démarche de vulgarisation.

Pour lutter contre ces micro-pouvoirs et rendre la société plus inclusive, indique Sandra V. Constantin, «il faut conscientiser et chercher sans relâche à les rendre visibles». Mais la route est encore longue: la plupart des enseignants romands à l’heure actuelle ne bénéficiant d’aucune sensibilisation obligatoire dans leur curriculum à la question du genre. Ils jouent pourtant un rôle crucial pour créer la société inclusive du futur.