«Le futur sera permacirculaire» Christian Arnsperger // www.revuehemispheres.com

«Le futur sera permacirculaire»

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Pour l’économiste Christian Arnsperger, il faut abandonner le récit linéaire de la croissance et embrasser une vision cyclique de l’activité humaine – sans pour autant tourner en rond.

TEXTE | Nic Ulmi

Commençons par balayer un malentendu. Vous êtes économiste, vous défendez une vision circulaire de l’économie, mais vous ne vous intéressez pas à ce qu’on appelle les «cycles économiques».

Les économistes parlent en effet de cycles, mais le mot est assez mal choisi. Il faudrait plutôt parler de fluctuations récurrentes, c’est-à-dire de hauts et de bas qu’on observe autour d’une tendance qui, globalement, est celle d’une croissance continue.

Dans votre dernier livre1Christian Arnsperger, Dominique Bourg, Écologie intégrale. Pour une société permacirculaire, Paris, PUF, 2017, vous proposez une rupture avec toutes les visions linéaires basées sur la croissance – même lorsque cette croissance se veut «verte» – et vous décrivez une économie qui suivrait un «chemin permacirculaire».

Avant d’en venir à cette notion, commençons par celle d’économie circulaire. Elle consiste à faire fonctionner les processus de production en circuit fermé. L’essentiel de ce qui est produit est réutilisé, recyclé, et on peut donc fabriquer ce dont on a besoin avec un apport minimum de nouvelles ressources. Cette logique a toujours existé dans les sociétés traditionnelles et était présente au début de l’industrialisation: les tissus récoltés par les chiffonniers étaient utilisés pour fabriquer du papier, les déchets des boucheries étaient récupérés pour produire du savon… Au XXe siècle, ce principe se retrouve dans les expériences d’écologie industrielle des écoparcs, qui instaurent une symbiose où les déchets de chaque entreprise sont les ressources de celle d’à côté. Le plus célèbre de ces parcs industriels est celui de Kalundborg, au Danemark, créé dans les années 1950. Mais cette logique de circularité n’est pas incompatible avec une croissance continue. C’est bien le problème.

Cette circularité ne résout rien…

Si chaque entreprise fait de l’économie circulaire dans ce sens, en recyclant tout ce qu’elle produit, mais qu’il y a par ailleurs de plus en plus d’entreprises en activité, cela signifie mathématiquement qu’il faut puiser de plus en plus de ressources dans l’environnement et y jeter de plus en plus de déchets. L’image que je donne à mes étudiants est celle de la ceinture d’astéroïdes qui gravite dans le système solaire entre Mars et Jupiter. C’est un peu comme si dans cette bande de rochers qui tournent, on faisait circuler de plus en plus de matériaux… Lorsque je m’adresse à des gens qui développent des technologies durables, je leur dis toujours: vous travaillez super bien, mais vous ne résolvez rien. Pire: si vous permettez à des entreprises individuelles de faire des économies de ressources, leurs coûts de production vont baisser et cela va encourager d’autres producteurs à s’engager dans la même voie. On aura ainsi une multitude d’entreprises joliment circulaires, grâce à de beaux processus durables mis en place par des ingénieurs hyper-compétents, mais leur somme mènera malgré tout à la destruction de l’environnement.

Les technologies durables ne sont-elles donc qu’un leurre?

Il faut faire la part des choses. Ce travail est louable et nécessaire, mais il n’est pas suffisant. Si on ne s’engage que dans cette voie-là, celle d’une écologie industrielle à l’échelle microéconomique, sans réfléchir aux limites globales de notre système de production, on peut tout au plus reculer les échéances de quelques années ou de quelques décennies.

Mais, selon les défenseurs de la croissance verte, le progrès technologique permettra de réduire la quantité de matière et d’énergies non renouvelables qu’on utilise, minimisant ainsi l’impact environnemental de l’industrie.

C’est l’argument dit du «découplage», ou de la dématérialisation. Robert Solow, le grand théoricien de la croissance, le poussait à l’extrême en disant qu’avec le progrès technique, on arriverait à produire tout ce dont on a besoin sur la planète à partir d’un grain de sable…

Mais ça, c’est de la pensée magique.

Oui. Lorsque les défenseurs de l’économie circulaire de croissance affirment qu’on va vers une production infiniment dématérialisée et qu’on produira de plus en plus avec de moins en moins, cela relève quasiment de la foi religieuse.

D’où la nécessité d’introduire une autre notion et une autre vision cyclique, celle de la permacircularité.

Nous distinguons trois niveaux. Le premier est celui de la circularité micro, c’est-à-dire de l’écologie industrielle dont nous venons de parler, qui est très en vogue actuellement. Ensuite, il y a ce que nous appelons une économie authentiquement circulaire, qui fait monter d’un cran la prise en compte de la circularité en disant: on ne renonce pas à la croissance, on la limite à un taux maximal de 1%, par exemple, pour gagner du temps sur l’épuisement des ressources. Il y a enfin ce que nous appelons l’économie permacirculaire. Le terme est calqué sur le mot «permaculture», qui désigne une agriculture fondée sur le fonctionnement naturel des écosystèmes. L’économie globale sera permacirculaire lorsqu’elle sera à la fois circulaire et capable de perdurer. Ce qui implique d’abandonner l’objectif de la croissance perpétuelle et d’entamer une réduction globale des flux de matières que nous utilisons. Notre vision ne part donc pas du niveau de l’entreprise, mais de la prise en compte d’une contrainte globale absolue, celle que nous pose notre biosphère. Nous parlons d’une empreinte écologique égale à une planète: une sorte de budget annuel correspondant à la capacité des écosystèmes à soutenir et à supporter l’ensemble des activités humaines. Cela tombe sous le sens: n’importe quel comptable vous dira que ne vous pouvez pas dépenser chaque année 10% de plus que ce que vous avez à disposition…

Le but de la permacircularité est bien de protéger la survie de notre espèce, pas de sauver la planète qui, si l’on ose dire, s’en fiche. Dans votre livre, vous rappelez que la vie a surmonté l’apparition de l’oxygène, il y a 2 milliards d’années, qui était toxique pour les organismes qui existaient alors…

La planète s’en fiche peut-être, si l’on se place à l’échelle des minéraux et de processus tels que le cycle du granite, qui s’étalent sur des millions d’années. Et la vie avec un grand V, si on la considère au niveau général du vivant plutôt qu’à celui des espèces individuelles, survit en effet à n’importe quoi. Il y a donc une version anthropocentrée de la permacircularité, qui consiste à dire qu’on doit réaliser cette transition pour notre espèce, parce qu’on est en train de scier la branche sur laquelle on est assis. Mais on peut élargir la question, se dire que, en dehors des effets systémiques sur notre propre survie, on veut également éviter que nos activités transforment en désert la moitié des forêts et qu’elles provoquent une destruction massive d’êtres non humains… C’est une grande question. Est-ce que les autres espèces vivantes, les vaches, les oiseaux ou les coyotes sont des ressources qu’on comptabilise comme telles, ou au contraire ces animaux sont-ils eux-mêmes des ayants droit à des ressources?

Vous ne vous contentez pas de décrire les effets pervers de la croissance. Vous affirmez que la permacircularité est possible et vous suggérez quelques pistes pour la réaliser…

Il s’agit d’atteindre cet objectif dans un cadre démocratique et pluraliste, avec des acteurs économiques qui iront à des vitesses différentes vers l’objectif commun d’une activité humaine globale qui n’engendre pas une empreinte écologique supérieure à une planète. Notre idée centrale, c’est qu’on définisse des budgets annuels de ressources correspondant à cette empreinte totale. Nous aurions ainsi des cartes de paiements qui seraient débitées à chaque fois qu’on consomme ou qu’on produit quelque chose, selon l’empreinte écologique que cela occasionne… C’est d’ailleurs ce que fait aujourd’hui la monnaie: à chaque fois qu’on dépense un franc suisse, on fait valoir un droit d’accès à une certaine quantité de ressources. Le problème, c’est que dans l’économie telle qu’elle fonctionne actuellement, on crée de la monnaie bien au-delà de la quantité de ressources réellement disponibles. L’un des défis consiste donc à mettre en place une création monétaire permacirculaire, où la quantité de monnaie reflète exactement la quantité de ressources… Quand je dis ça, les gens se mettent souvent à hurler: mais c’est du communisme!

Que répondez-vous?

Que suivant la même logique, le fait d’avoir une quantité donnée de monnaie créée et distribuée par l’ensemble des banques mondiales serait du communisme aussi – du communisme bancaire…

Vous proposez donc un projet de changement de société global, que vous qualifiez de nécessaire, mais que vous placez sous le signe de l’adhésion volontaire et de l’auto-limitation.

Il y a un travail anthropologique énorme à faire. Une auto-transformation, un auto-façonnement socioculturel global de l’humanité, rendu possible par notre plasticité anthropologique. On sait que les humains se transforment dans l’interaction entre eux et avec leur milieu. Il s’agirait ici de produire une mutation anthropologique consciemment et volontairement, en même temps qu’on transforme notre système de production.

En même temps, cette mutation se base sur des éléments qui ont déjà été prédominants dans l’histoire humaine. Vous évoquez une «sobriété organisée» qui a caractérisé une grande partie de notre parcours sur Terre, et qui est par ailleurs parfaitement compatible avec le besoin humain de découvrir et de créer constamment de l’inconnu… Dans ce sens, il s’agit d’une mutation anthropologique moins hypothétique que celle que dessine le transhumanisme.

Je pense qu’il faut profiter du discours transhumaniste pour le subvertir: la vogue du transhumanisme montre justement qu’un nombre croissant de personnes réfléchissent à la possibilité d’une auto-mutation humaine. Je suis pour un humanisme de l’auto-transformation, un transhumanisme écologisé et inscrit dans une culture permacirculaire.

Un alter-transhumanisme?

Si vous voulez.


Biographie

HEMISPHERES no15 grand entretien contenu 1
Ce portrait a été réalisé pour Hémisphères par Sergej Stoppel, fondateur de LinesLab, un studio de design expérimental qui explore l’art algorithmique et robotique.

Christian Arsnperger naît à Munich en 1966 et grandit dans une famille allemande entre la France et les états-Unis. Il étudie l’économie à Strasbourg et à Louvain-la-Neuve, où il obtient son doctorat en 1995 et où il travaille ensuite comme professeur et chercheur. Ses recherches se situent au confluent de l’économie, de la philosophie, de l’anthropologie et de la réflexion sur la transition écologique. En 2014, il s’installe à Lausanne, où il est nommé professeur en durabilité et anthropologie économique. 
Il est également conseiller scientifique à la Banque Alternative Suisse. Christian Arnsperger tient un blog (en anglais) consacré à l’économie permacirculaire, Permacircular Horizons.