Portrait d’Eric Sadin © Stephan Larroque

Le numérique, une dystopie qui cajole nos vies

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Pourquoi l’emprise de plus en plus inquiétante des plateformes numériques suscite-t-elle aussi peu de résistances? La réponse, selon le philosophe Eric Sadin, réside dans un «capitalisme de l’administration du bien-être et de la catharsis» qui s’épanouit encore mieux en temps de pandémie.

TEXTE | Nic Ulmi

La liste des bouleversements attribués à la «transition numérique» est aujourd’hui imposante. Cela va du «capitalisme de surveillance» décrit par Shoshana Zuboff, qui scrute nos habitudes pour les convertir en sources de profit, à la «fabrique du crétin digital» dénoncée par Michel Desmurget 11 Le neuroscientifique Michel Desmurget dirige une équipe de recherche sur la plasticité cérébrale au CNRS. Dans La Fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants (2019), il se fonde sur la littérature scientifique pour montrer l’impact négatif de l’exposition aux écrans chez les enfants – qu’il assimile à de la maltraitance – en termes de retard dans le développement du langage, du sommeil ou de l’attention., qui paraît nous décérébrer dès le berceau. Cela passe, aussi, par la découverte de l’empreinte carbone longtemps ignorée des objets connectés, par la précarisation liée à l’«uberisation» du travail et par l’essor de plateformes dont la puissance éclipse celle des États. Pourquoi, face à ce bilan effarant, continuons-nous à nous connecter, les bras ouverts? Explorateur au long cours de ces ébranlements, Eric Sadin propose des réponses dans un livre à paraître et nous livre ici ses réflexions en avant-première.

Le questionnement collectif autour du numérique est de plus en plus pressant. Mais nous posons-nous les bonnes questions?

ES Au cours des années 2010, nous avons assisté à une célébration massive de l’industrie du numérique, dont il était entendu qu’elle incarnait l’horizon lumineux et indépassable de notre temps. L’économie de la donnée et des plateformes représentait le modèle auquel il fallait à tout prix se conformer. Elle était enseignée dans les écoles et louée par l’ensemble des responsables politiques qui, partout, entendaient créer de nouvelles Silicon Valley. On considérait alors qu’il fallait mobiliser des fonds publics pour soutenir la création de start-up et que les entreprises devaient opérer leur «transition numérique» sans délai, souvent sans concertation avec l’ensemble des acteurs concernés et dans une précipitation justifiée par la nécessité de ne pas être «en retard». C’était une période de suivisme collectif et de dépense à tout crin, qu’une doxa – savamment forgée par les tenants de l’économie numérique – a imposée.

Dans le même temps, il commençait à apparaître que le numérique posait une série de problèmes. Mais à mon sens, les plus cruciaux n’étaient pas vus. L’attention générale s’est principalement portée sur trois points. Tout d’abord, face aux flux d’informations qui nous happaient, deux craintes ont émergé, portant sur les effets d’addiction induits par les outils numériques ainsi que sur la collecte des données personnelles. Une troisième inquiétude, qui s’est manifestée à partir du milieu des années 2010, concernait le fait que de nombreux secteurs économiques commençaient à être fragilisés, voire balayés en peu de temps par la force d’un mouvement auquel on donna le nom de «disruption». Néanmoins, le constat d’une précarisation croissante de plusieurs secteurs allait souvent de pair avec une forme d’acceptation, supposant que ces bouleversements ne faisaient au bout du compte que s’inscrire dans la grande marche de l’histoire et du «progrès».

De mon côté, il m’a semblé bien plus pertinent d’aller observer deux autres phénomènes qui m’apparaissaient au moins aussi décisifs et qu’on ne voyait pas suffisamment. Le premier regarde les systèmes numériques, qui intègrent de plus en plus de capteurs et d’éléments d’intelligence artificielle, dévolus à interpréter nos comportements et à suggérer aussitôt, à chaque instant du quotidien, des biens et des services supposément adaptés à chaque personne. Nous entrions là dans un nouveau stade du libéralisme, que j’ai nommé «technolibéralisme». Le libéralisme franchissait en effet un seuil, entendant n’être confronté à aucune limite et instaurer un processus de marchandisation intégrale de la vie grâce à quantité de systèmes conçus à cet effet.

Le deuxième point renvoyait à ce que j’ai nommé l’«organisation algorithmique de la société». De plus en plus, des procédures automatisées sont vouées à encadrer le cours des affaires humaines. Je pense par exemple aux systèmes à l’œuvre dans les usines dites «4.0». C’est le cas des entrepôts d’Amazon, qui voient des capteurs implantés sur l’ensemble de la chaîne de production. Le personnel est soumis alors à des signaux lui indiquant quel produit chercher, dans quelle zone et à quelle cadence, dans une condition qui réduit les êtres à des robots de chair et de sang.

Face à tout cela, nous faisons un grand écart étonnant: nous savons qu’avec le numérique nous sommes en train de réaliser une sorte de dystopie, mais nous y allons enthousiastes, le regard émerveillé…

ES Il prévaut aujourd’hui une compréhension assez généralisée au sujet des excès commis, du fait que l’industrie numérique revêt une dimension prédatrice et que nous avons fait preuve de naïveté. Quand on pense qu’en 2017 le magazine Le Point mettait Mark Zuckerberg et Elon Musk en couverture en titrant «Et si les nouveaux Platon et Aristote étaient dans la Silicon Valley», on voit bien que le discours a changé… Néanmoins, deux dimensions nous empêchent de manifester une distance franchement critique face au capitalisme numérique.

La première, c’est ce que j’appelle, dans mon prochain livre, un «capitalisme de l’administration du bien-être» qui nous happe, basé sur le fait que l’industrie du numérique promet d’alléger notre vie. Même s’il procède de la précarisation, de l’évasion fiscale et de la négation d’acquis sociaux, ce capitalisme de l’administration du bien-être est puissamment attractif parce qu’il aura réussi à nous faire intégrer que la myriade de services qu’il propose nous délivrent de nombre d’efforts au long de notre quotidien. Il est alors très difficile de témoigner d’une posture critique, sinon dans les discours: on se lamente, mais dans les faits on laisse les choses se développer, en mettant finalement tous les dégâts induits sur le compte des pertes et profits.

La deuxième dimension, c’est ce que je nomme un «capitalisme de la catharsis». Dans cette époque éminemment anxiogène, il existe aujourd’hui un formidable exutoire : celui de pouvoir narrer sa vie ou témoigner de ses opinions tout en recevant des messages d’assentiment sur les réseaux dits «sociaux», qui procurent ainsi l’enivrante sensation de l’importance de soi. Les frustrations du quotidien trouvent là presque une forme inversée: il suffit d’un clic pour recevoir des marques de flatterie réconfortantes.

Ces deux phénomènes, capitalisme de l’administration du bien-être et capitalisme de la catharsis, auront pénétré nos comportements jusqu’à devenir consubstantiels à nos existences. Ce qui m’interroge, c’est cette troublante équation qui fait que nous vivons un moment de conscience critique assez généralisé, tout en voyant nos vies parfaitement lovées dans ces deux formes de capitalisme. À ce titre, il existe un paradoxe marquant, qui parfois me fait rire ou m’enrage: une sorte de vulgate anticapitaliste, antilibérale, prévaut aujourd’hui assez massivement et ne cesse néanmoins de s’exprimer sur ces plateformes. Le technolibéralisme fait alors son beurre de ce déchaînement de l’expressivité.

Comment le contexte actuel, marqué par la pandémie de Covid-19, par le confinement et par un usage démultiplié des écrans connectés, résonne-t-il par rapport à ces constats?

ES Nous vivons une époque qui voit une tragique inflation du verbe. C’est-à-dire qu’au moment même où il s’avérerait urgent de tenter, par des stratégies collectives et plurielles, de reprendre la main et d’engager sur le terrain toutes sortes d’actions qui répondent à nos aspirations, c’est un tout autre phénomène qui se produit: le déchaînement d’une parole tenant lieu de posture politique. Ce à quoi nous assistons, c’est une asymétrie d’une ampleur inédite entre le régime de la parole et le régime de l’action. Le capitalisme de la catharsis aura été le grand levier conduisant à cela. On voit cette dimension à l’œuvre dans le contexte de la pandémie qui nous a saisi d’effroi, et qui aura été accompagnée partout d’un déluge de paroles sur un fantasmatique «monde d’après».

Je pense que l’heure devrait bien davantage être au témoignage. Témoigner, c’est faire un récit depuis la réalité du terrain, partout où des situations méritent d’être dénoncées, dans les usines, les entreprises, les entrepôts d’Amazon, les écoles, ainsi que dans les hôpitaux dont on constate aujourd’hui, avec la crise du coronavirus, la précarité logistique et matérielle. Ces récits représentent des contre-discours face à des propos qui sont forgés pour répondre à des intérêts économiques, et qui façonnent nos représentations. Les témoignages permettent ainsi d’énoncer des faits trop souvent occultés et qui méritent d’être sus. À mon sens, nous devrions donc, plutôt qu’en rester au confort de continuelles énonciations verbales, nous engager sans attendre dans une politisation de nous-mêmes et expérimenter, à toutes les échelles de la société, une infinité d’actions concrètes s’attelant – dans l’incertitude, mais avec espérance – à instaurer des modalités d’existence plus équitables, solidaires et dignes. Je crois qu’il s’agit là du défi majeur de cette décennie.


Portrait d’Eric Sadin © Stephan Larroque
Eric Sadin © Stephan Larroque

Bio express

1973 Naissance

1999 Fonde la revue éc/artS, croisant pratiques artistiques et nouvelles technologies

2002 Publie son premier ouvrage entre poésie et fiction, 7 au carré. D’autres suivront jusqu’à Softlove (2014)

2007 Publie son premier essai Times of the Signs: Communication and Information. A Visual Analysis of New Urban Spaces

2009 Publie Surveillance globale. Enquête sur les nouvelles formes de contrôle

2011 Publie La société de l’anticipation. Le web précognitif ou la rupture anthropologique

2013 Publie L’Humanité augmentée: L’administration numérique du monde

2015 Publie La vie algorithmique: Critique de la raison numérique

2016 Publie La silicolonisation du monde: L’irrésistible expansion du libéralisme numérique

2018 Publie L’Intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle: Anatomie d’un antihumanisme radical