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Le patrimoine humain au cœur des successions d’entreprises

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On estime à plus de 75’000 le nombre d’entreprises familiales qui seront confrontées à une succession d’ici cinq à dix ans en Suisse. Un processus délicat dans lequel les facteurs humains jouent un rôle central.

TEXTE | Patricia Michaud

C’est l’œuvre de toute une vie. Celle dans laquelle il a investi son temps, son argent, voire sa santé. Souvent, elle porte même son nom, preuve s’il en faut de son ancrage profond dans la famille. Dès lors, lorsque vient le moment de céder les rênes, le patron d’une entreprise familiale est confronté à un défi de taille: celui de transmettre non seulement sa société, mais l’ensemble du patrimoine, matériel et immatériel, qui l’accompagne.

Les chiffres sont parlants: selon une étude publiée en 2019 par PricewaterhouseCoopers (PwC), les trois quarts des entrepreneurs concernés en Suisse souhaitent protéger leur société comme valeur patrimoniale principale de la famille. L’une des manières d’y parvenir consiste à privilégier une succession au sein de cette même famille: environ deux tiers des patrons interrogés par PwC le souhaiteraient. Or, dans les faits, la part des entreprises qui restent en mains familiales après le départ à la retraite de leur pilote s’élève à environ 45% seulement, avance un rapport de l’Université de Saint-Gall et de Credit Suisse datant de 2016. Dans la majorité des cas, une solution est donc négociée à l’externe. Voire pas négociée du tout: si l’on en croit une recherche de la fondation KMU Next, un tiers des petites et moyennes entreprises du pays doivent cesser leur activité, faute d’avoir trouvé un repreneur.

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Le cirque Knie a été fondé en 1803. En 1919, les quatre frères Knie, Carl (à g.), Eugen (à genoux), Friedrich et Rudolf (à d.), qui représentent la quatrième génération de la dynastie, lancent une nouvelle entreprise. Elle fait passer le cirque de l’arène à ciel ouvert au chapiteau. Aujourd’hui dirigé par Fredy Knie Junior et Franco Knie, le cirque compte 200 employés. © KNIE

Au-delà du vendeur et de l’acheteur

En terre helvétique, la réussite de la transmission des entreprises familiales représente bien plus qu’un enjeu patrimonial privé: il s’agit d’un défi économique majeur. Alors que le nombre de ces sociétés atteint environ 375’000 (soit quelque 75% du total des PME du pays), elles emploient près de 1,6 million de salariés et génèrent 60% du PIB. Or, on estime à plus de 75’000 celles qui seront confrontées à un changement de mains dans les cinq à dix prochaines années, retraite des baby-boomers oblige. «Sachant que le taux de survie d’une entreprise transmise atteint 95% au bout de cinq ans, contre 50% pour une entreprise nouvellement créée, il vaut la peine, d’une part, d’encourager les patrons à remettre leur société et, d’autre part, de favoriser la reprise d’une entreprise existante plutôt que la création d’une nouvelle», commente Nicole Conrad, responsable du Centre des entrepreneurs du Groupe Raiffeisen à Yverdon-les-Bains. Fin août 2019, le Conseil fédéral a d’ailleurs adopté son message au Parlement concernant une révision du Code civil allant dans le sens d’une atténuation des difficultés auxquelles se heurtent les transmissions d’entreprises par succession.

Dans ce contexte, on voit éclore de nombreuses structures spécialisées dans la mise en relation des cédants et des repreneurs d’entreprises, ou dans l’accompagnement du processus de transmission. Relève PME fait partie de ces dernières. D’après les observations d’Anthony Montes, président de cette association à but non lucratif et directeur de la promotion auprès de la Fédération des entreprises romandes à Genève (FER-Genève), «l’aspect humain représente un facteur déterminant dans la réussite d’une succession». Si la confiance et l’harmonie entre les deux parties ne sont pas au rendez-vous, «une entreprise se vend rarement». Même son de cloche chez Nicole Conrad: «Les composantes psychologiques d’une transmission sont souvent sous-évaluées. Dans le cas d’une entreprise familiale, cela va au-delà de la relation entre celui qui vend et celui qui achète: cela concerne aussi souvent les ‘pièces rapportées’, par exemple les conjoints.»

La spécialiste cite «le cas très difficile d’une carrosserie familiale reprise par le fils du patron». Pourtant très proche de son frère, la sœur du nouveau propriétaire, basée aux états-Unis, «a été influencée par son époux, qui l’a persuadée qu’elle s’était fait complètement avoir quant à la valorisation de l’entreprise et que son frère pouvait racheter la société pour une bouchée de pain». Pour le père, il fut extrêmement douloureux de «voir ses enfants se déchirer, à tel point que la succession faillit capoter». Ce qu’illustre par ailleurs cet exemple, ce sont «les attentes parfois irréalistes de certains membres de la famille – cédant compris – concernant le prix de vente de l’entreprise», indique pour sa part Anthony Montes. Et, dans la même veine, la difficulté de chiffrer en francs un patrimoine si symboliquement fort pour l’ensemble de la famille.

Manque de préparation

S’il n’existe pas de recette miracle pour réussir la transmission d’une société familiale, Nicole Conrad et Anthony Montes se montrent unanimes: un tel bouleversement dans l’entreprise – et dans la famille – s’anticipe ! De l’avis de la plupart des spécialistes, il faut compter environ cinq ans pour préparer avec sérénité toutes les étapes de ce processus. Malheureusement, il y a loin de la coupe aux lèvres. Selon l’étude de PwC, seules 13% des sociétés familiales disposent d’un plan de succession documenté. Quant aux entreprises n’ayant pris aucune disposition, elles représentent près de la moitié (47%) du total.

Responsable du CAS en gestion de PME de la Haute école de gestion de Genève –HEG – HES-SO, Frank Sobczak élargit le propos: «Idéalement, la succession, il faut la garder en tête tout au long de sa vie d’entrepreneur. Ce n’est qu’en maintenant sa société en bonne santé et en l’adaptant aux standards les plus actuels – tels que la numérisation – que l’on parviendra par la suite à la transmettre dans de bonnes conditions.» De l’avis du directeur de la formation auprès de la FER-Genève, il est tout aussi important de valoriser l’emploi : «Vendre une entreprise sans salariés amoindrit sa valeur.» On en revient à l’importance du facteur humain.


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Antoine Mach © Thierry Parel

Trois questions à Antoine Mach

Il est désormais possible de faire croître son patrimoine de façon durable, considère le cofondateur de Covalence et codirecteur du CAS en finance durable de la Haute école de gestion de Genève – HEG – HES-SO.

Peut-on faire croître un patrimoine financier de façon durable?

AM Oui ! La finance durable peut faire croître son patrimoine. De nos jours, elle ne représente plus un sacrifice financier servant à porter une cause éthique. Au contraire: il y a un réel intérêt économique à sélectionner des entreprises axées sur la durabilité, qui ont tendance à mieux tenir le coup à long terme. Prenons l’exemple d’une société qui mise sur les emballages légers et peu polluants. Une telle mesure implique un coût initial, mais générera certainement des économies à moyen terme.

Comment définissez-vous l’investissement durable?

AM La finance durable prend en compte l’impact social et environnemental des entreprises dans lesquelles on investit. A l’origine, elle consistait principalement à exclure du portefeuille d’investissement des sociétés axées sur des pratiques jugées problématiques (alcool, tabac, nucléaire etc.). Aujourd’hui, on choisit spécifiquement des entreprises profilées en fonction du développement durable.

Pourquoi la finance durable est-elle en plein boom?

AM D’une part, on sent une réelle influence des Millennials, qui se disent plus sensibles aux questions de développement durable. D’autre part, les réglementations sur l’environnement sont de plus en plus nombreuses.


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