Médiatisée par des modèles radicaux tels que l’holacratie, la libération des entreprises suscite beaucoup d’intérêt. Davantage responsabiliser les collaborateurs tout en limitant le pouvoir des managers: est-ce vraiment la panacée?

TEXTE | Patricia Michaud

Plutôt que de dire aux salariés comment faire leur travail, il faut leur expliquer pourquoi ils le font: voilà l’un des piliers de la culture des entreprises dites «libérées». Conceptualisée par Isaac Getz, la «libération» des entreprises a été popularisée il y a dix ans, lorsque le professeur de leadership et d’innovation a corédigé avec Brian M. Carney, l’ouvrage Liberté & Cie. Depuis, elle est sur toutes les lèvres.

Les entreprises libérées (freedom-form companies en anglais), quèsaco? «Globale­ment, l’idée consiste à promouvoir la res­pon­sabilité des collaborateurs et, parallèlement, à limiter le ‘pouvoir’ des dirigeants», explique Céline Desmarais, co-directrice du MAS «Développement humain dans les organisations» de la Haute école d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD – HES-SO. Au centre de la théorie d’Isaac Getz figure l’idée ancienne que l’être humain aime contribuer, collaborer et travailler; en lui faisant confiance et en supprimant les pratiques empêchant l’expression de son potentiel, on l’aide à s’épanouir, tout en dopant la productivité de l’entreprise. Quant au manager, il se transforme en leader serviteur (servant leader) qui se met au service des effectifs, afin d’accomplir un objectif commun.

Modèles plus ou moins radicaux

Les entreprises se libèrent // www.revuehemispheres.com
Le jeu vidéo Office Management 101 simule la vie d’une grande entreprise de pièces électroniques. Le joueur se met ainsi dans la peau d’un CEO qui doit engager des employés, organiser les bureaux et imprimer son style de management.

Étant donné que la libération des entreprises ne constitue pas une théorie mais une philosophie, il n’existe pas de chemin uniforme à emprunter pour y parvenir. Le tissu entrepreneurial compte des exemples plus ou moins aboutis et codifiés, qui partagent néanmoins une culture organisationnelle commune, combinant efficience du collectif et réalisation individuelle. «Alors que certaines sociétés optent pour une mue radicale, par exemple sur le modèle de l’holacratie, d’autres se concentrent sur quelques aspects, tels qu’une libération des lieux et des temps de travail», poursuit Céline Desmarais.

L’holacratie est un concept formel élaboré aux Etats-Unis par Brian Robertson, le fondateur d’une entreprise de logiciels. Il prévoit une gestion horizontale: chaque partie de la société est autonome et décisionnaire, tout en dépendant de l’ensemble. L’entreprise suisse Liip, active dans le développement d’applications web et mobiles, a fait le grand saut en 2016. «L’année précédente, notre société, créée en 2007, a franchi la barre des 100 collaborateurs, rapporte Laurent Prodon, expert en holacratie chez Liip. Notre structure hiérarchique était relativement plate dès le départ, mais la situation devenait difficile: vu la croissance des effectifs, il fallait soit introduire une hiérarchie classique, soit trouver une alternative.» Fin 2015, une équipe est partie se former auprès de Brian Robertson.

«Nous avons documenté tous les rôles nécessaires au bon fonctionnement de la société: chargés de projets, développeurs, designers mais aussi fonctions de support (admin, RH, marketing, etc.). Puis nous avons cadré ces rôles et les avons assignés aux collaborateurs en fonction de leurs compétences et de leurs envies. Moi, par exemple, j’exerce une quinzaine de rôles différents, souligne Laurent Prodon. Se voir assigner un rôle équivaut à en prendre la pleine et totale responsabilité, que ce soit la bonne marche de la machine à café, le paiement des salaires ou un mandat confié par un client.» à noter que les rôles similaires sont regroupés en cercles, «qui organisent régulièrement des réunions de gouvernance et ont le pouvoir de redéfinir les rôles».

Selon Laurent Prodon, l’adoption par Liip de l’holacratie montre des résultats extrêmement positifs. Que ce soit en termes de résultats économiques – «même si le lien de cause à effet direct est difficile à établir» – ou de satisfaction des collaborateurs. «Nous observons notamment une forte recrudescence de l’esprit d’initiative, étant donné que le processus décisionnel s’est beaucoup simplifié.» Ce modèle va en outre dans le sens d’une meilleure conciliation entre vie privée et professionnelle, puisqu’il permet à tout moment d’adapter son temps de travail, par exemple en laissant tomber un rôle.

Ne pas confondre hiérarchie et autorité

Si la libération spectaculaire d’entreprises telles que Liip, Loyco ou SIG – pour ne citer qu’elles – a fait couler beaucoup d’encre en Suisse romande, il est légitime de se demander quelle est l’ampleur exacte du phénomène. «Elle est difficile à chiffrer», commente Céline Desmarais. En effet, contrairement aux modèles de libération radicaux, qui ne concernent que peu de sociétés, les démarches plus modestes passent souvent inaperçues à l’extérieur. Ce qui est certain, c’est que «remettre en question son modèle de leadership est en train de devenir la norme dans le tissu entrepreneurial». Pourquoi? «Numérisation aidant, les employés sont joignables en tout temps. Ils font aussi l’objet d’une traçabilité accrue, avec la mise en place de toutes sortes d’indicateurs. On arrive clairement à la limite des modèles existants.»

Cette remise en question du leadership traditionnel s’inscrit dans une tendance plus large, constate la spécialiste. «Il y a un mouvement de fond, à l’échelle de la société, vers une redéfinition de la place de l’autorité.» Dans le cas spécifique des entreprises, Céline Desmarais constate parallèlement qu’il «règne une sorte de confusion: on a tendance à assimiler hiérarchie plate et suppression de l’autorité. Or, les entreprises libérées ont aussi besoin de managers, quitte à les appeler autrement, par exemple ‘coachs’.» Même dans le cas du modèle holacratique, l’autorité n’est pas bannie: «Chaque rôle et chaque cercle a de l’autorité dans un domaine spécifique, analyse Laurent Prodon. Au lieu d’être entre les mains d’une seule personne, l’autorité est distribuée.»

Esclavage consenti

La thématique des entreprises libérées laisse le spécialiste de l’accompagnement des managers Bernard Radon sceptique: «L’environnement économique actuel, qui est à la fois complexe, instable et incertain, implique un leadership fort, voire directif.» Il rappelle qu’à partir du XIe siècle, «l’organisation s’est construite sur un modèle féodal. Or je ne constate pas d’ouverture. Ni de demande, de la part de mes clients, pour des modèles du type hiérarchie horizontale.» Mais attention, qui dit hiérarchie verticale ne dit pas «être malhonnête et ne pas avoir de considération pour les collaborateurs. Un leader est quelqu’un qui a l’ambition de tenir la barre pour emmener l’entreprise à un endroit précis. Son travail implique certes de surveiller ses troupes. Mais aussi de les laisser faire.»

Bernard Radon met en avant les risques humains que comportent les entreprises libérées: «Il n’est pas rare qu’on y observe une forme d’esclavage consenti.» Le business coach rejoint ainsi de nombreuses autres voix critiques, qui estiment qu’en poussant leurs membres à s’engager davantage, ces organisations les font tomber dans une forme d’auto-exploitation. Laurent Prodon tempère: «Chez Liip, nous mettons en place des formations et chaque employé est accompagné. Nous tenons à favoriser le développement des Liipers, aussi bien sur le plan professionnel que personnel.»


Trois questions à Laurence Bachmann

Laurence Bachmann // www.revuehemispheres.com

Les hommes sont davantage préparés que les femmes à occuper des positions d’autorité, explique cette professeure à la Haute école de travail social de Genève – HETS – HES-SO.

L’autorité va-t-elle de pair avec la masculinité?
LB
Une éducatrice peut faire preuve d’autorité pour inciter un enfant à manger ses légumes. Mais cette autorité n’est pas valorisée par la société. L’autorité considérée comme légitime, associée aux structures de pouvoir des sphères économiques, politiques, culturelles, médiatiques ou sportives, est l’apanage de la masculinité.

Les hommes ne sont pas par nature prédisposés à exercer des fonctions autoritaires…
LB
Certainement pas! En revanche, nombre d’entre eux – surtout ceux issus de milieux favorisés – sont conditionnés à exercer de telles fonctions. En effet, l’ordre social genré associe les hommes de manière prioritaire à la sphère professionnelle et les projette en haut des hiérarchies. Cela leur confère un sentiment de légitimité. Certaines femmes cadres peuvent alors paraître moins sûres d’elles que leurs homologues masculins.

La remise en question du modèle traditionnel de leader offre donc aux femmes une carte à jouer…
LB
Les entreprises libérées, pour ne citer qu’elles, proposent un modèle de management non genré et inclusif, ouvert aux femmes, aux personnes de couleur, aux personnes en situation de handicap, etc. On sort ainsi – théoriquement – de l’équation ‹chef = homme blanc d’origine aisée›. Mais les femmes doivent tout de même faire un travail sur elles pour se sentir légitimes dans une fonction de pouvoir.