Encerclées par la ville, des fermes genevoises résistent encore à l’urbanisation. Un patrimoine agricole qu’il a fallu redéfinir pour lui trouver sa place. Des chercheurs ont étudié les nombreux rôles de ces exploitations pas comme les autres.

TEXTE | Lionel Pousaz

L’agriculture a-t-elle encore sa place en ville? Pour répondre à cette question, des chercheurs se sont penchés sur les fermes urbaines de Genève, dont la plus emblématique est sans doute la ferme de Budé, dans le quartier du Petit-Saconnex. Un site de production et de vente, mais aussi de délassement et de sensibilisation pour les citadins.

«La ferme de Budé représente tout d’abord un patrimoine local, explique Géral­dine Bullinger, professeure en sciences de l’environnement à la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture – HEPIA – Genève – HES-SO. Elle existe depuis longtemps, et c’est la ville qui s’est construite autour.» Dans les années 1960, le quartier d’habitation du Budé se développe. L’Etat de Genève acquiert le domaine agricole. En 2009, les autorités confient à des indépendants la charge de l’exploiter comme une ferme urbaine.

Les habitants applaudissent l’initiative, ainsi que le confirment les sondages menés par l’équipe de Pierre-Henri Bombenger professeur en planning urbain et régional à la Haute école d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD – HES-SO: «La population voit surtout l’aspect associatif et pédagogique. Elle associe la ferme urbaine à des initiatives comme les jardins partagés ou les bacs de culture collectifs.» Du côté des décideurs, l’équation est plus complexe, fait remarquer le chercheur. Les fermes urbaines ont le soutien des autorités cantonales, mais sur le terrain, les arbitrages s’avèrent parfois délicats. «Dans une situation de manque d’espace à l’instar de celle de Genève, les zones occupées par les fermes urbaines peuvent faire l’objet de revendications.»

Production et intérêt public

La raison d’être d’une ferme urbaine, «réside dans sa multifonctionnalité», relève Pierre-Henri Bombenger. à Budé, les exploitants maintiennent un site de vente de produits agricoles et du terroir essentiellement locaux et biologiques; ils s’engagent à produire sur le site en agriculture bio; ils organisent des activités pédagogiques à l’intention des écoles et, dans la mesure du possible, laissent l’exploitation ouverte aux promeneurs.

«Les agriculteurs urbains visent la rentabilité, comme dans n’importe quelle exploitation, explique Pierre-Henri Bombenger. Mais dans le cas de Budé, ils n’y parviennent que grâce aux bas prix de fermage de l’Etat.» Pour fournir son marché, la ferme ne possède en ville qu’un petit hectare de cultures. Elle compte donc sur des terrains annexes et travaille en partenariat avec d’autres petites exploitations. Ce marché ne s’adresse pas forcément à tous. «Notre enquête montre que les clients font partie d’un groupe de population prêt à consacrer une part importante de revenus à des aliments locaux», poursuit le professeur.

Des missions sociales éclectiques

L’exploitation urbaine se distingue véritablement sur le plan social. à travers un programme pilote, les autorités ont confié aux agriculteurs urbains un rôle d’ambassadeur du mieux-manger. La ferme reçoit des écoliers, qu’elle s’emploie à reconnecter avec l’origine des produits alimentaires. Un chemin a été aménagé pour que les riverains puissent s’y promener librement.

«La diversité des missions recoupe une diversité de publics. Les promeneurs et les clients ne valorisent pas forcément les mêmes services. Les premiers sont surtout des riverains, tandis que les seconds viennent souvent de plus loin», constate Pierre-Henri Bombenger. A la fois exploitation agricole, espace public, lieu de vente et de sensibilisation au mieux-manger: entre les aléas de la productivité et l’impulsion des pouvoirs publics, les fermes urbaines mènent de nombreuses existences parallèles.

Un milieu de plus pour la biodiversité en ville

La ferme urbaine joue également un rôle de catalyseur pour la biodiversité. à travers une analyse de la qualité des sols, Géraldine Bullinger a voulu aborder cette problématique: «Les fermes urbaines créent de multiples micro-habitats pour de nombreuses espèces animales.» La chercheuse a notamment pu constater une grande diversité de vers de terre au Budé et au Lignon, une autre exploitation urbaine: «Il existe de nombreuses variétés de vers qui jouent des rôles différents. Les espèces de surface se chargent surtout de décomposer la matière organique.

En profondeur, les vers creusent des galeries qui permettent à l’air et à l’eau de circuler. Cela peut contribuer à régler le problème de perméabilité des sols en ville.» La ferme urbaine complète l’inventaire des écosystèmes urbains. Avec les parcs, les bandes herbeuses, les jardins partagés ou les friches, elle s’inscrit dans un réseau de réservoirs du vivant, qui bénéficient tous à des espèces différentes. Ce rôle de relais est particulièrement important pour les pollinisateurs – syrphes et abeilles domestiques ou sauvages, notamment. La ferme urbaine ne favorise pas forcément les mêmes insectes que les parcs.

Du patrimoine à l’innovation: de futures fermes urbaines en projet

A l’origine patrimoine à préserver, la ferme urbaine est désormais considérée comme un acteur des politiques publiques sociales et environnementales. Un rôle largement reconnu par les autorités genevoises, qui envisagent la création d’exploitations entièrement nouvelles, ne reposant pas sur l’existence d’un ancien domaine. Le Canton vient de lancer les travaux de la ferme du Bernex. Dès 2021, ce «parc agro-urbain» de 8 hectares intégrera espaces publics et surfaces cultivées. Sa situation, entre les berges du Rhône et de l’Aire, doit jouer un rôle de connecteur de la biodiversité en facilitant le déplacement des pollinisateurs, insectes ou petits mammifères.La Cité de Calvin ne possède pas l’exclusivité du concept de ferme urbaine 11 A Lausanne, la ferme de Rovéréaz, dont la Ville est propriétaire, mène aussi un projet d’agriculture biologique de proximité depuis 2016. En plus de son marché à la ferme, elle possède un jardin pédagogique développé selon les principes de la permaculture. Une partie de la production de la ferme alimente les structures de restauration collective lausannoises en circuit court.. On lance des initiatives similaires dans d’autres villes et d’autres pays, notamment aux états-Unis, où l’espace est souvent disponible en plus grande quantité. à Chicago, on crée de nouvelles exploitations pour revaloriser des banlieues désertées. Mais le cas genevois reste particulier, estime Pierre-Henri Bombenger: «Des moutons en pâture et des cultures biologiques en plein cœur de la ville, ce n’est vraiment pas commun.»


La ville, sanctuaire des abeilles

Des étendues de nature vierge, des campagnes idylliques… Quand on parle préservation de la biodiversité et patrimoine naturel, ces images sont les premières qui viennent à l’esprit. Pourtant, les villes servent de refuge à de nombreuses espèces menacées. C’est notamment le cas des abeilles et d’autres insectes pollinisateurs, qui vivent un exode rural.

A la campagne, les pesticides représentent la raison principale du déclin des pollinisateurs, confirme Charlène Heiniger, chercheuse en gestion de la nature à l’HEPIA: «Mais il existe une foule d’autres facteurs, comme l’introduction d’espèces parasites invasives ou les milieux simplifiés et fragmentés de l’agriculture conventionnelle, qui privent de nombreux animaux de leur habitat ou de leur subsistance.»
En ville, les abeilles et les syrphes – d’autres pollinisateurs – constituent des piliers de la biodiversité. Charlène Heiniger a notamment travaillé sur l’impact de l’apiculture urbaine à Genève. «La pollinisation génère des habitats et de la nourriture pour une vaste faune.» Pour assurer la pérennité des butineurs, la chercheuse insiste sur la connectivité. «La distance maximale entre la ruche et le lieu de butinage, c’est 3 kilomètres. Un kilomètre, c’est mieux.»
Un groupe de chercheurs de l’HEPIA a même conçu un mélange de semences en collaboration avec un industriel. Baptisé Beeflora, il a pour but d’offrir des prairies fleuries aux pollinisateurs urbains. «On cible les parcs avec des fleurs qui demandent le moins d’entretien possible. Mais on peut utiliser ce mélange en bord de route et dans de nombreux milieux urbains.»


L’ADN des plantes agricoles: un patrimoine au congélateur

«Les ressources de base de l’agriculture, c’est l’eau, le sol et… la génétique.» Beate Schierscher, responsable de la banque de gènes nationale d’Agroscope, le centre de compétences de la Confédération pour la recherche agricole, introduit par cette formule la mission de son institution. Avec ses collègues, elle s’occupe de la conservation de plus de 12’000 variétés cultivables: céréales, vignes, plantes potagères, aromatiques ou médicinales… «La diversité génétique représente un patrimoine de l’humanité. Au XIXe siècle, la famine en Irlande était due à la faible variété des gènes des pommes de terre, qui n’ont pas su résister aux maladies.» La banque offre le matériel nécessaire au développement de nouvelles variétés de plantes ou pour introduire un peu de diversité génétique quand cela s’avère nécessaire.

«Les sélectionneurs s’intéressent à un trait spécifique, comme la productivité ou la résistance à une maladie, et ils viennent chercher chez nous une semence.» A l’heure du génie génétique, la démarche a-t-elle encore un sens? Beate Schierscher nous retourne la question: «Et le matériel de base, où ira-t-on le chercher? L’essentiel provient toujours des plantes elles-mêmes.» La banque, qui garantit un accès libre à ses collections, compte de nombreux chercheurs parmi ses clients, en plus des semenciers ou des sélectionneurs professionnels. Pour entretenir son capital, elle peut compter sur près de 50 hectares de surfaces cultivables. Tous les dix ans, les semences sont reproduites. Une moitié de la récolte sert à assurer la demande des clients. Une autre partie est mise au congélateur, où elle attendra une décennie avant d’être replantée. Le solde prend le chemin de la Réserve mondiale de semences du Svalbard, un bunker de la diversité génétique enfoui dans les profondeurs glacées de l’île norvégienne du Spitzberg.