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Les règles, un cycle qui nous monte au cerveau?

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Les menstruations n’obéissent pas aux phases de la lune et elles n’affaiblissent pas les performances cognitives. Affectent-elles les émotions? La science n’en est pas très sûre…

TEXTE | Nic Ulmi

Il y a, d’un côté, les «cercles des lunes rouges»: des réunions où l’on fête le retour périodique du sang menstruel et la force bienfaisante du cycle qui le régit. Il y a, d’autre part, l’idée selon laquelle les femmes basculent dans la déraison et deviennent «capables de tout» – comme l’écrivait en 1895 le criminologue Cesare Lombroso – lorsqu’elles sont mens­truées. Il y a surtout, entre ces positions op­posées, une vision partagée de la population féminine comme étant dotée d’une «nature cyclique», selon la formule de l’auteure, guérisseuse et «guide menstruel» britannique Miranda Gray. Suivant ce point de vue, une femme ne serait pas seulement assujettie à ses cycles au niveau de son ventre: l’ensemble de sa personne serait soumis à ces fluctuations, touchant à l’humeur, à la libido, aux performances physiques et même aux facultés cognitives. Cette notion résiste-t-elle à l’épreuve des faits? Voyons un peu.

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L’association britannique No more taboo (anciennement talk.Period) souhaite briser le tabou entourant les règles. Elle aborde des thèmes comme la pauvreté ou le manque d’accès à l’hygiène, ainsi que la stigmatisation et son impact sur l’identité féminine. Lors d’un évènement, des participantes ont exprimé sur des pancartes pourquoi les règles représentaient un sujet important, en lien avec le mouvement global et hashtag #mentruationmatters. talk.period 2015/Nicci Peet

«Beaucoup de patientes qui arrêtent la contraception hormonale pour tomber enceintes me racontent qu’elles découvrent un cycle très différent, tant au niveau émotionnel que corporel, rapporte Maud Elmaleh, sage-femme dans les Montagnes neuchâteloises et chargée de cours à la Haute École de santé Genève – HEdS-GE. Elles sont chamboulées par l’apparition d’une libido qui fluctue en dents de scie entre des extrêmes, avec un aspect qu’elles décrivent comme très animal. La libido sous pilule leur apparaît du coup comme monocorde, liée à un désir qui est beaucoup plus mental et psychologique.»

Lorsqu’elles sont convaincues que ces variations hormonales affectent toutes les fonctions de leur corps, les femmes en viennent à adopter des attitudes variées. «Il y a, depuis une quinzaine d’années, une mode chez les jeunes qui consiste à enchaîner les pilules œstroprogestatives pour ne plus avoir de cycle, poursuit la sage-femme. Des étudiantes font ce choix suivant une croyance selon laquelle les règles diminueraient leurs capacités intellectuelles et leur faculté de se concentrer.» D’autres adeptes de cette pratique évoquent des contraintes liées aux voyages ou au sport. Des contraintes qui sont, au demeurant, socioculturelles plutôt que techniques ou médicales: ayant choisi de courir le marathon de Londres menstruée et sans tampon en 2015, la musicienne américaine Kiran Gandhi découvrait que l’inconfort ne se logeait pas dans le sang coulant dans ses leggings, mais dans les commentaires suscités par les taches à son entrecuisse sur les photos…

À l’autre bout du spectre, on trouve des femmes qui ritualisent leurs règles en les reliant aux phénomènes cosmiques. «Le mythe qui rattache les menstruations aux phases de la lune a été fondateur, dans les quarante dernières années, d’un regard positif et bienveillant sur le cycle menstruel, avance Laura Symul. Il a introduit un récit qui s’est révélé puissant pour réconcilier certaines femmes avec cette réalité de leur corps.» Transférée du Laboratoire d’épidémiologie digitale de l’EPFL à l’Université Stanford, dans la Silicon Valley, la chercheuse a lancé un vaste projet visant à analyser les masses de données produites par les applications d’auto-observation du cycle menstruel sur téléphone mobile.

Hormones sexuelles et mythes lunaires

Le lien avec la lune n’est-il qu’un mythe? «Dans nos sociétés, le signal lunaire n’est quasiment plus perceptible», répond Laura Symul. Avant de se pencher sur le cycle menstruel, la chercheuse avait fait sa thèse de doctorat sur un autre phénomène biologique à caractère récurrent: le rythme circadien, qui rassemble les processus corporels dont le cycle dure une journée. «Certains aspects du cycle circadien, qui dépend de la lumière du soleil, se retrouvent masqués dans notre environnement marqué par la lumière électrique. La même conclusion s’applique a fortiori aux potentiels effets de la lumière lunaire, beaucoup plus faible.»

Les scientifiques de Clue, une application allemande de suivi menstruel pour téléphone mobile, ont analysé les données d’un million et demi d’utilisatrices en 2016 et n’ont trouvé «aucune corrélation entre les phases lunaires et le cycle menstruel ou le début des règles». Il n’empêche – concluait l’équipe de Clue sur le site Medium.com – que «de nombreuses personnes trouveront toujours une signification personnelle dans l’observation du cycle lunaire en lien avec leurs menstruations».

La science fait également planer un doute grandissant sur le lien entre cycle menstruel et variations de l’humeur. Une équipe pilotée par Michael Hengartner à l’Institut de psychologie appliquée de l’Université des sciences appliquées de Zurich (ZHAW) publiait ainsi, en mai 2017, une étude pionnière sur l’association entre les émotions négatives et les hormones sexuelles. Résultat? «Les affects négatifs ne fluctuaient pas le long du cycle.» Une méta-étude conduite par Inger Sundström-Poromaa à l’Université d’Uppsala en Suède, publiée en 2018 et passant en revue les recherches des cinquante dernières années, venait contredire prudemment ce résultat, suggérant que «la progestérone, ou au moins l’effet combiné de l’estradiol et de la progestérone dans la phase lutéale 1, a la faculté d’influencer divers aspects des processus émotionnels».

Les résultats convergent en revanche sur la question de l’impact cognitif des menstruations. L’étude suédoise concluait que «les différences liées au cycle menstruel sont petites et difficiles à reproduire de façon expérimentale». Une nouvelle étude suisse, chapeautée cette fois par Brigitte Leeners à l’Université de Zurich, n’observait quant à elle aucun lien, le long du cycle menstruel, «entre les niveaux d’hormones féminines, en particulier d’œstrogène et de progestérone, et l’attention, la mémoire à court terme et les biais cognitifs».

Barbes, tatouages et révolutions

Le plus étonnant, avec tout cela, est finalement le fait que la science sache finalement si peu de choses sur le cycle menstruel. «À la différence d’autres processus biologiques, ce cycle a été étudié presque exclusivement par des médecins, note Laura Symul. Il en résulte que les récits scientifiques là-dessus sont très souvent axés sur les aspects pathologiques.» La chercheuse en appelle à l’élaboration de «nouvelles fables scientifiques sur les phénomènes menstruels: des narrations qui seraient à la fois fondées sur des faits avérés et susceptibles de faire du sens sur le plan collectif». Des questions restent ouvertes, par exemple, sur l’origine évolutive d’un cycle que notre espèce partage avec très peu d’autres – certains primates, certaines chauves-souris, une musaraigne…

Pour élargir les horizons menstruels de nos sociétés, si l’on ose dire, le moment est propice. «Les règles ne sont plus taboues, la parole se libère, tout cela va crescendo. Ce qui ne change pas, pour l’instant, c’est le dégoût qui entoure toujours l’idée des relations sexuelles pendant les règles. Alors qu’on sait qu’il n’y a aucune contre-indication médicale et que, du moins selon un certain nombre de blogs, certaines femmes seraient même plus sensibles au plaisir», résume Maud Elmaleh.

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Au début de l’époque moderne, la doctrine médicale de l’humorisme considérait que les hommes vivaient des expériences analogues aux menstruations féminines. Les saignements masculins, pathologiques ou induits par un médecin, devaient débarrasser le corps d’un excès de mauvais sang et équilibrer les différentes humeurs du corps.

En ligne, de nombreux sites sont aujourd’hui consacrés au sujet. «Lorsqu’une femme souffre de symptômes liés à son cycle, et qu’elle en parle avec une personne du corps médical, la solution qu’elle s’entend proposer la plupart du temps, c’est de prendre un contraceptif hormonal, note Laura Symul. Si cela ne lui convient pas, elle part généralement chercher par elle-même des solutions qui sont parfois en dehors de ce qui est validé scientifiquement, dans le domaine du style de vie et de la nutrition.»

Ce qui manque encore, selon la chercheuse, est «une prise en compte globale du cycle menstruel, avec tous les aspects qui lui sont liés, à la fois sur le plan de la fertilité, de la contraception et des différents symptômes qui peuvent s’y associer». La recherche butine çà et là, se demandant à l’occasion si «les phases du cycle menstruel influencent l’attraction des femmes pour les hommes tatoués» ou «pour les hommes barbus» (réponse: non, ce n’est pas le cas), mais globalement, elle semble prendre du retard par rapport aux pratiques et aux attitudes collectives. Une révolution menstruelle semble bien être en cours et, conclut Laura Symul, «il est absolument fondamental que la science prenne part à ces changements sociétaux».

1 Le cycle menstruel de 28 jours est divisé en deux phases: la phase folliculaire (avant l’ovulation) et la phase lutéale (après l’ovulation). Durant cette dernière, le taux d’estradiol (principale hormone active des trois œstrogènes naturels chez la femme) diminue, alors que le taux de progestérone augmente progressivement pour chuter au moment des règles.


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