Internet fait-il autorité d’une manière inédite ou perpétue-t-il des formes de pouvoir anciennes? Un buzz personnel peut-il infléchir le cours du web? Quelques pistes de réflexion, entre héroïsation de soi et domination des plateformes.

TEXTE | Nic Ulmi
IMAGE | Filippo Minelli

Sur le web, je suis tout-puissant. Je peux gagner des milliards, faire tomber Donald Trump, réparer l’environnement: il suffit que je trouve les bonnes ficelles et les bons relais, que je ramasse assez de clics et assez de likes. Sur le web, je suis tout-impuissant. Tout ce que je fais est accaparé par des plateformes, piloté par des algorithmes, noyé dans l’océan du big data: dans le cyberespace, personne ne m’entend crier. Ces visions, toutes deux a priori virtuellement vraies, traduisent l’impression qu’un régime d’autorité particulier s’est mis en place dans l’univers numérique. Ce régime est-il nouveau? Est-il le décalque hypertrophié d’un système ancien? Voyons un peu.

«Il existe sur le web une double autorité. Il y a, d’une part, l’influence que vous pouvez exercer et qui se mesure en termes de viralité, par la quantité de partages de votre message», note Caroline Bernard, directrice du laboratoire Prospectives de l’image à l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles et chercheuse à la Haute école d’art et de design de Genève – HEAD – HES-SO, où elle a travaillé en 2017-2019 sur le projet Design viral, méthodologie pour un buzz citoyen, dirigé par Jérôme Baratelli, responsable de la filière Communication visuelle. Et d’autre part? «Votre autorité reste soumise aux algorithmes des réseaux sociaux ou de Google, obéissant à des mécanismes opaques. Ce ne sera pas une vraie prise de pouvoir, elle jouera avec un système qui, lui, possède le pouvoir.»

Utilisant les réseaux sociaux comme labo­ratoire, la chercheuse a testé des stratégies pour doper son potentiel d’influenceuse afin de «renouveler les mécanismes du buzz en matière d’expression citoyenne». Constat: «Une des logiques à l’œuvre est celle de l’héroïsation de soi. Pour faire passer un message, il fallait d’abord que je m’expose. Je me suis mise à raconter ma vie toutes les deux heures, pour augmenter la capacité de rebond de mes messages dans la plasticité des réseaux.»

Avec les étudiantes et les étudiants d’un atelier de la HEAD, Caroline Bernard a lancé en 2018 un hypothétique «Café Cunni». En réaction à un projet (entre-temps avorté, mais réel) de «Café-pipe» qui proposait aux hommes un espresso et des services sexuels oraux, la version «Cunni» questionne le dispositif en échangeant les rôles. La trouvaille prend, on en parle partout. «Une communication de type promotionnel a d’abord attiré un peu de monde, mais c’était limité. Ce qui a déclenché le buzz, c’était le fait de poser trois affiches en ville pendant trois minutes, de les photographier et de les mettre en ligne avec un commentaire du style ‘Incroyable, regardez ce que j’ai vu à Genève’. C’est éthiquement problématique, car on est clairement dans la fake news, mais ça marche.» La logique à l’œuvre est ici celle de l’«autorité du témoin qui prend la parole sans avoir l’air d’être instrumentalisé».

L’héritage sous-marin colonial

Google Great Walls Muraille de Chine -Mon petit superpouvoir et l’algorithme-roi // www.revuehemispheres.com
En apposant l’autocollant Google Great Walls à la Muraille de Chine, l’artiste italien Filippo Minelli questionne les technologies 2.0 et la manière dont elles remplacent, lentement, mais sûrement, la réalité. Il a sillonné le monde durant plusieurs années pour coller les logos des sites les plus connus sur tout ce qu’il croisait, des bidonvilles vietnamiens à un élevage de dindes. Il cherche ainsi à mettre en évidence la contradiction croissante entre la réalité «réelle» – dans laquelle la plupart des êtres humains vivent toujours – et le monde, qu’il juge éphémère, des nouvelles technologies.

Designer d’interaction et enseignant à la HEAD, Gordan Savič a déployé des tactiques de communication guerrilla avec un objectif opposé: non pas doper votre présence sur les réseaux sociaux, mais l’effacer. Le projet Web 2.0 Suicide Machine déclenchait en 2010 un buzz international en questionnant les droits des plateformes sur nos données. Ces logiques d’autorité sont-elles différentes de la «vie réelle»? «Pas vraiment. Les training sets, les ensembles de données utilisées pour entraîner les programmes qui prennent des décisions de manière algorithmique, contiennent les biais et préjugés en vigueur dans la société qui les a produits, qui se retrouvent ainsi reproduits et souvent amplifiés.» Des études se penchent aujourd’hui sur les stéréotypes que les algorithmes recrachent sans les comprendre. Les programmes de traduction automatique attribuent un sexe selon la profession. Les logiciels de reconnaissance faciale nous confondent avec quelqu’un d’autre si on est d’origine asiatique ou africaine parce que, pour leurs données nourries à la peau blanche, les visages des autres couleurs sont tous pareils. La technologie d’Amazon pour trier automatiquement des candidatures d’emploi n’apprécie un CV que si sa structure colle au schéma-type d’un parcours masculin…

«Et si on regarde l’infrastructure physique d’internet sur le site Submarinecablemap.com, qui montre le tracé des fibres optiques sous la mer, on retrouve les routes coloniales, la All Red Line des lignes télégraphiques de l’Empire britannique, dont internet apparaît comme un héritage», commente Gordan Savičić.

Que faire? «Je garde espoir, répond Gordan Savičić. Les stratégies et les outils pour s’opposer au monopole des plateformes du web sont là. Même si la boîte noire des algorithmes reste impénétrable sur le plan technologique, il faut comprendre les mécanismes socio-économiques déployés, former des designers qui ont une réflexion critique et s’efforcer d’adopter les alternatives qui existent, comme le réseau social Mastodon. Il s’agit en fait, en collaboration avec des ingénieurs et des législateurs, de réimaginer complètement notre internet.»


Trois questions à Marc Vonlanthen

François Favre - Mon petit superpouvoir et l’algorithme-roi // www.revuehemispheres.com
François Wavre | Lundi13

Aujourd’hui, les mécanismes d’autorité instaurés sur le web tendent à devenir ceux de la vraie vie, constate Marc Vonlanthen, physicien et philosophe, professeur à la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg – HEIA-FR – HES-SO.

Le web secrète-t-il des hiérarchies nouvelles?
MV Après des débuts marqués par une démarche participative et désintéressée, le web a contribué au passage d’une société où l’autorité était patriarcale et institutionnalisée à une société où l’autorité est diffuse, gouvernée par une norme statistique produite par des algorithmes. Selon les termes utilisés par Michael Hardt et Antonio Negri dans le livre Empire, on passe à des sociétés disciplinaires dans lesquelles «la maîtrise sociale est construite à travers un réseau ramifié de dispositifs». Cette mutation s’est déroulée en parallèle à la prise de contrôle progressive du web par un nombre d’acteurs limité, dont l’influence dépasse désormais celle des États les plus puissants.

Les mécanismes qui font autorité dans la «vraie vie» sont-ils différents?
MV Aujourd’hui, les mécanismes d’autorité algo­rithmique instaurés sur le web tendent à devenir ceux de la «vraie vie». Leur pénétration et leur pouvoir de colonisation de l’attention humaine sont tels qu’établir une distinction entre «vie réelle» et «réalité algorithmique» est désormais dénué de sens.

Comment résiste-t-on à ce qui fait autorité sur le web?
MV La question est: comment investir ces technologies de manière à ce qu’elles contribuent à l’autonomie des personnes et non à la standardisation et au contrôle des comportements. Dans le domaine éducatif, il devient urgent, en particulier, de produire une politique du numérique qui déploie ses effets dans la formation des enseignants.