"Nous sommes à la recherche d’un nouveau grand récit" Fabrice Clément // www.revuehemispheres.com

«Nous sommes à la recherche d’un nouveau grand récit»

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Le chercheur en sciences sociales Fabrice Clément se passionne pour le phénomène des croyances depuis des années. Il en explique les ressorts et la complexité.

TEXTE | Albertine Bourget
IMAGE | Guillaume Perret, Lundi13

Comment définiriez-vous la croyance?

Aha, d’emblée la question piège. Dans le discours usuel, cela recouvre souvent soit les croyances religieuses, soit les superstitions. Pour ma part, j’utilise l’image du mille-feuilles, avec l’idée d’un phénomène composé de plusieurs couches. Et avant tout, je dirais qu’il s’agit d’un concept à deux faces: la croyance comme état psychologique, d’une part, et comme phénomène collectif, de l’autre. Une des grandes difficultés à l’heure actuelle, c’est que ces deux notions sont toujours traitées séparément, par la psychologie et la philosophie d’une part, et par l’anthropologie ou la sociologie, de l’autre. Moi qui ai commencé par l’anthropologie «classique», je fais le pari qu’il faut essayer de combler le fossé entre les deux.

Qu’est-ce qui vous a d’abord intéressé dans les croyances?

Comment on sort de quelque chose qui allait de soi. C’est à force de m’interroger sur le phénomène de la conversion – et de la déconversion – que je me suis tourné vers la philosophie et la psychologie. D’où mon intérêt actuel envers les attentes spontanées que les bébés développent vis-à-vis de leur environnement, aussi bien physique que social.

Les bébés ont des croyances?

En tout cas des anticipations, des intuitions. Déjà chez eux, on constate des mécanismes, des processus internes. Sont-ils innés? Dus à l’influence de leur environnement? à côté de cela, il est des attentes ou des préjugés qui sont le fruit de la sociabilisation. Chacun de nous absorbe une certaine vision du monde qui lui est donné par sa famille ou ses proches, très peu réflexive. À cela s’ajoute la «couche» des croyances plus réflexives, à propos desquelles il est possible d’avoir un certain recul, d’échanger avec l’autre. Ce sera le «moi j’y crois, j’adhère à cette pensée», avec la conscience que l’autre ne croit pas forcément la même chose. Même si bien sûr, au fond, l’envie que l’autre croie la même chose est présente. La croyance poussée à l’extrême, c’est le fanatisme, qui exige que tout le monde partage la même vision des choses. Et enfin, les croyances symboliques: des idées auxquelles vous adhérez fortement mais que vous n’avez pas forcément entièrement comprises. Par confiance, par tradition, parce que ce système-là donne du sens à la vie.

C’est ce que vous nommez les «grands récits». Pouvez-vous développer?

Un «grand récit», c’est l’Histoire, celle qui vous explique pourquoi vous en êtes là à ce moment précis. C’est extraordinairement réconfortant, cela vous donne un but, réorganise le chaos. Il y a une intentionnalité. L’eschatologie chrétienne, par exemple, c’est un grand récit. En ce moment, ce qui est très à la mode, c’est plutôt les théories du complot, les Illuminati ou autres élites qui tirent les ficelles dans les coulisses du pouvoir.

Des croyances assez sombres…

Mais les grands récits ont souvent cet aspect noir. Ce qui est confortable, c’est que si vous y adhérez, tout se met à faire sens et vous gagnez un certain pouvoir, au moins imaginaire. Le communisme, comme le capitalisme et son «âge d’or» sont des grands récits économiques. Comme sont des récits ce qu’on a pu entendre sur le progrès ou les inventions technologiques.

Y a-t-il eu un âge d’or des croyances?

Je pense qu’il renvoie plutôt à une sorte de fantasme anthropologique et religieux, celui d’un monde complètement fermé. Le mythe de la société primitive, isolée, fonctionnant en autarcie. Un tout ordonné où chacun a sa place. Cela explique d’ailleurs la popularité actuelle des croyances amérindiennes, qui sont perçues comme attribuant à chaque être une place dans un système global.

Nous en sommes revenus, de ces grands récits, non?

Ces grands récits marchent bien quand ils sont isolés, quand chaque communauté est dans sa bulle. Le multiculturalisme les met à mal, dans une confrontation qui redonne au religieux et au conservatisme un poids important, comme pour «remettre l’église au milieu du village». L’écologie pourrait, aurait pu être un grand récit, mais cela a encore des difficultés à prendre. Je dirais que nous sommes à la recherche d’un nouveau grand récit.

Cela nous amène à un certain relativisme..

Pour une vie harmonieuse en démocratie, il faut admettre que sa croyance n’est qu’une parmi d’autres. Dans un univers à grands récits, toutes les informations liées aux croyances symboliques viennent d’une certaine tradition. Soit vous rejetez tout et vous retournez au grand récit, dans une démarche identitaire, soit vous vous faites votre supermarché, avec du yoga par-ci, du karma par- là… Toutefois, dans ce processus d’emplettes spirituelles, il reste toujours quelque chose qui nous dépasse. L’émerveillement devant la Nature, qui est une expérience très forte pour beaucoup, en fait partie. Mais pour vous répondre, la cohabitation des grands récits en diminue le pouvoir motivant, oui.

Qu’est-ce qui anime la croyance, au fond?

Je dirais l’affect, l’émotion. Les sciences ont longtemps séparé le monde de la raison et le monde des émotions. Or, je crois qu’il est très difficile de vraiment distinguer les deux. La croyance est une forme de sentiment «d’être dans le vrai», que le récit va mettre en branle en impliquant l’identité personnelle, le destin… Tellement de choses affectives. Tenez, les gens qui disent ne pas croire au réchauffement climatique. Eh bien, je suis persuadé qu’ils font tout pour se désengager affectivement face à une simulation – rapide, inconsciente – des conséquences potentielles du réchauffement. C’est un peu la notion du wishful thinking. Et la croyance va être d’autant plus renforcée selon votre vision du monde. Elle ne surgit pas de nulle part, elle se transmet et repose sur un environnement régi par des mécanismes sociaux.

Que faites-vous des croyances «limitantes» ou «négatives»?

C’est une idée qui, tout en ayant l’air très «individuelle», a une forte composante culturelle. La conception selon laquelle on disposerait d’un «soi» dont il faut prendre soin. Ça me paraît assez lié à l’idée – américaine? – de réalisation personnelle. Toutes les cultures ne trimballent pas cette idée de for intérieur, qui a sans doute des sources dans la tradition chrétienne.

Mais les croyances impliqueraient toujours une certaine distance?

Il me semble que c’est la nature même des croyances, sauf peut-être chez les plus fanatiques, et encore… Même les gens les plus collés à leur système de croyances n’y adhèrent pas totalement et en permanence. Ce n’est pas pour rien que les sectes excluent l’autre, celui qui ne croit pas comme elles. La croyance émerge dès qu’il y a altérité. Et le monde des croyances ne fonctionne pas comme celui des savoirs. C’est d’ailleurs pour cela que le terme de «post-vérité» me pose problème. Je suis très troublé par ce glissement sémantique qui met croyances et hypothèses scientifiques sur le même pied, comme si croyance et savoir étaient la même chose. C’est ce à quoi se sont attelés les créationnistes américains depuis des années, et avec succès: faire croire que la science est une croyance comme une autre, alors que c’est fondamentalement différent. Un scientifique ne «croit» pas au réchauffement climatique. Ce n’est pas une question de croyance, mais simplement la meilleure des hypothèses au moment où elle est émise.

On constate pourtant que cela fonctionne, voyez le phénomène des fake news

Ici intervient la notion de confiance, cruciale pour la croyance. Selon qui vous êtes, vous n’allez pas accorder la même confiance à telle ou telle source d’information ou tel ou tel politicien. En cela, internet est une caisse de résonance fantastique, une bulle renforcée par les algorithmes. Ce processus de croyance représente un des grands enjeux démocratiques aujourd’hui. Le clivage entre la perception et la réalité grandit, voyez comme on pense faire partie «du grand méchant monde» alors qu’objectivement, jamais la violence n’a été aussi faible. Il faut continuer à décrypter les mécanismes, faire attention aux généralités et ne pas se focaliser sur les choses qui ne vont pas bien.

Les croyances ont changé, mais pourquoi restent-elles si fortes?

Je reviens à mon image du mille-feuilles. Si on enlève de ces grands récits les aspects imposition et coercition, il en ressort tout de même des messages universels qui résonnent avec des attentes intuitives en chacun de nous. Si l’on ne croit plus à rien, on ne se bat plus pour rien. Le sociologue Pierre Bourdieu disait que «l’illusion, c’est le fait d’être pris au jeu, d’être pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle». Il faut un minimum d’illusions, de croyances pour vivre. Entre le dépressif et l’intégriste fanatique, il y a vous et moi, qui tentons de naviguer.

Quelle forme tend à prendre la croyance aujourd’hui?

Je crois que nous vivons la nostalgie d’une forme d’héroïsme dans un grand dessein collectif, qui donnerait lieu à un engagement total. C’est très attractif. Cela se traduit par le besoin de sortir du lot, de s’engager totalement, par exemple dans les sports extrêmes, d’endurance notamment. On se tourne vers une réalisation personnelle. Il est encore et toujours question de croire à quelque chose qui vaut la peine, mais aujourd’hui, il semble que c’est le parcours qui amène à cet idéal, nous fait nous dépasser, qui compte plus que l’idéal lui-même. Sur lequel, d’ailleurs, avouons-le, on n’est généralement pas très au clair.


Fabrice Clément

  • 1967: Naissance à Champéry (VS)
  • 1987–1990: études d’anthropologie et de sociologie à l’Université de Lausanne
  • 1990–1993: études de philosophie à l’Université de Genève
  • 1994–1995: études de sciences cognitives à l’école polytechnique, Paris
  • 2001: Thèse de doctorat en philosophie et sciences sociales, Institut Jean Nicod / EHESS, Paris
  • 2001–2003: Post-doctorat en psychologie du développement, Berkeley, Ann Arbor et Harvard
  • 2006: Publie Les mécanismes de la crédulité
  • 2010: Professeur ordinaire et codirecteur du Centre de sciences cognitives de l’Université de Neuchâtel

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