La description précise d’une action ne nécessite pas de cadre conceptuel. Au contraire, la théorie a tendance à orienter le regard. C’est la conclusion de la recherche Action 2: observer, après avoir effectué l’observation microscopique de plusieurs caissières de supermarché au travail.

TEXTE | Andrée-Marie Dussault

Observer sans a priori théorique. Tel est l’objectif d’une équipe de recherche interdisciplinaire qui se consacre à la compréhension de l’action, aussi banale soit-elle. Dans les sciences naturelles et humaines, en biologie, anatomie, éthologie, anthropologie, l’observation et la description tiennent une place centrale. Mais l’interprétation des données recueillies repose souvent sur une théorie. «Celle-ci peut orienter leur lecture, voire leur collecte», relève Christophe Kihm, professeur à la Haute école d’art et de design – HEAD – Genève – HES-SO, qui a participé au projet conjointement avec la Haute école de musique de Genève – HEM – HES-SO et La Manufacture – Haute école des arts de la scène de Suisse romande – HES-SO. «Nous nous sommes demandé si ce préalable théorique, dans la mesure où il influence l’observation et la description, et oriente leurs possibilités, peut être supprimé. Autrement dit, une observation et une description peuvent-elles se suffire à elles-mêmes? Et la théorie peut-elle être un effet, plutôt qu’une condition de l’observation?»

Dans un premier temps, un corpus de textes de référence des années 1950-60 en anthropologie, psycholinguistique, psychiatrie, sociologie et sciences de la communication abordant l’observation et la description d’actions comportementales dans un environnement quotidien ont été réunis et revisités. «Nous avons voulu retourner à des sources liées à l’anthropologie visuelle, poursuit Christophe Kihm, telle qu’elle s’est développée aux États-Unis. La recherche a été articulée à un champ historique un peu oublié, qui a été important outre-Atlantique, mais peu influent en Europe.»

Explorer une action ordinaire

Entre autres, les chercheurs ont étudié la fameuse analyse dite de la «scène de la cigarette» de Ray Birdwhistell1L’anthropologue américain Ray Birdwhistell (1918-1994) était un spécialiste de la kinésique, la science des gestes quotidiens, qui analyse notamment les gestes des mains, des pieds ou les expressions du visage. Il a ainsi formalisé 50 positions du corps, appelées «kinèmes» sur le modèle des phonèmes pour la parole. qui repose sur la microanalyse d’une courte séquence vidéo où l’articulation des gestes à la parole d’une femme et d’un homme assis sur un canapé sont relevés et transcrits. «Nous avons ensuite voulu transposer cet exercice au travail d’une caissière. Notre but était d’explorer une action ordinaire, de la vie quotidienne, à prime abord ‹non qualifiée›, pour y repérer des routines, des événements récurrents, comme certains mouvements du cou ou du poignet, liés à un geste spécifique qui donnent un rythme à l’action ou relancent un cycle de mouvements», détaille Yvane Chapuis, responsable de la recherche à La Manufacture.

HEMISPHERES N°20 – Observer une caissière sans présupposé // © François Wavre, Lundi13 // www.revuehemispheres.com
Comme chez n’importe quel interprète, qu’il soit musicien, danseur ou acteur, les gestes des caissières sont plus ou moins fluides, amples, rapides, observe Yvane Chapuis. | © François Wavre, Lundi13

L’équipe a observé plusieurs caissières à l’oeuvre. D’abord en direct, à l’aide d’un stylo et d’un carnet de notes. Puis, une vidéo de 40 secondes a été examinée image par image, soit à raison de 30 images par seconde. Cela a permis de faire une description microscopique d’activités aussi précises que le mouvement d’une phalange ou d’un regard. Pour observer sans visée interprétative liée à des présupposés théoriques, un certain pragmatisme est essentiel. Les chercheurs se sont interrogés sur la façon de transcrire une observation et sur la façon de traduire la richesse comportementale. Ensemble, ils ont établi un lexique commun afin de décrire le plus fidèlement possible une situation. Christophe Kihm relève qu’une bonne description de l’action devrait fournir une analyse suffisante d’une situation, sans besoin d’interprétation supplémentaire.

Observer un humain est complexe

«Observer un humain et en faire une description extrêmement précise est complexe», assure Yvane Chapuis. Même nos actions les plus simples sont particulièrement élaborées. Si les actions des caissières sont globalement les mêmes, leurs postures, leurs mouvements, leurs rythmes varient et définissent un style qui est propre à chacune: «Comme chez n’importe quel interprète, qu’il soit musicien, danseur ou acteur, les gestes seront plus ou moins fluides, amples, rapides, etc. Certaines caissières sont plus virtuoses que d’autres.»

L’intérêt de la recherche est notamment méthodologique. «Il s’agissait d’observer des pratiques, que celles-ci soient du quotidien, comme celles des caissières, ou artistiques, comme dans nos disciplines respectives, et de s’attacher à les décrire le plus précisément possible», explique la chercheuse, soulignant que l’équipe s’est ainsi rendu compte que le discours théorique en sciences humaines fait souvent l’économie d’une attention précise aux situations retenues. «Notre travail montre également que l’analyse et ses conclusions devraient pouvoir émerger, seules, de protocoles d’observation rigoureux et de descriptions scrupuleuses, pour éviter toute forme d’instrumentalisation de l’action par un présupposé théorique.»