Telle est la question. Les objectifs de densification ou de développement durable peuvent entrer en conflit avec la sauvegarde du patrimoine urbain. Les architectes, les architectes d’intérieur et les urbaniste mènent des réflexions pour dépasser cette opposition.

TEXTE | Geneviève Ruiz

Densifier: tel est le leitmotiv de la planification urbaine en Suisse depuis l’acceptation par le peuple de la révision de la loi sur l’aménagement du territoire (LAT) en 2013. Son objectif consiste à lutter contre le mitage du territoire et à concentrer les développements autour des grands centres. «Cette loi a encouragé l’établissement de zones d’agglomérations avec des coefficients d’occupation du sol minimaux, explique Sandra Guinand, urbaniste, chercheure à l’Institut für Geographie und Regionalforschung de l’Université de Vienne en Autriche. Auparavant, il s’agissait plutôt de réglementer la densité d’occupation du sol.»

Couplée à des objectifs de développement durable, la densification engendre un ensemble de bénéfices environnementaux, en termes de consommation d’énergie et de mobilité notamment. Mais, pris au pied de la lettre, ce nouveau référentiel de valeurs peut entrer en conflit avec la préservation du patrimoine urbain, qui a, elle aussi, connu des évolutions ces dernières années. En effet, le patrimoine urbain ne concerne plus uniquement les bâtiments classés, comme les cathédrales ou les châteaux. Il est désormais décrit par les spécialistes comme «tous azimuts», car il comprend des objets de plus en plus ordinaires. «De nombreux bâtiments non classés possèdent une importante valeur identitaire et d’usage, souligne Sandra Guinand. Ils constituent des repères dans le paysage urbain, auxquels les habitants sont souvent attachés. Ce patrimoine identitaire d’une ville, qui possède à la fois des composants matériels et immatériels, prend une grande importance dans une société marquée par l’individualisme et la rapidité des changements.»

Nombreux conflits sur le terrain

Mais comment concilier densification, développement durable et nécessité de conserver le paysage urbain? Avec la mise en œuvre de la LAT, les conflits sur le terrain ne se sont pas fait attendre. «On assiste parfois à des bagarres entre les différents services de l’état, indique Lionel Rinquet, architecte et professeur à l’HEPIA – Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève – HES-SO. Des désaccords doivent parfois être tranchés au tribunal. Cette situation n’est pas idéale, car elle laisse la décision aux juges en lieu et place des experts. Mais je crains qu’elle ne s’amplifie dans les années à venir.» Une inquiétude partagée par Sandra Guinand, qui insiste sur la nécessaire souplesse à introduire dans les processus et les rôles de chacun: «Le métier de conservateur notamment est appelé à évoluer davantage vers le conseil. Le patrimoine ne doit pas être figé et muséifié, mais doit plutôt s’adapter aux conditions actuelles et devenir une ressource. Il faut choisir collectivement ce que l’on souhaite conserver et dans quel but.»

L’urbaniste cite un certain nombre d’exemples réussis en la matière, comme le quartier Le Corbusier à La Chaux-de-Fonds. Situé sur une ancienne friche ferroviaire, il a innové en termes d’images architecturales, tout en conservant le plan en damier propre à l’urbanisme horloger. Deuxième ville vaudoise en termes de taille, Yverdon-les-Bains a également conçu un développement judicieux de son territoire compris entre la gare et le lac, en travaillant sur l’identité de la ville, des colonnes vertébrales piétonnes, ainsi que le réaménagement des rives du lac. «Le patrimoine peut aussi se concevoir en termes de parcours, et pas seulement à travers des façades, observe Nicole Surchat Vial, architecte et professeure à la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg – HEIA-FR – HES-SO. Lors de la requalification de la gare de Fribourg, nous avons travaillé notamment avec des spécialistes des flux piétons, qui ont finement analysé les habitudes des habitants. Il faut réfléchir à la notion de qualité de l’espace public de façon holistique. Elle se doit de répondre aux attentes actuelles en termes de transports publics et de services, tout en conservant une forte identité.»

Saisir les repères identitaires locaux

La collaboration des urbanistes et des architectes avec des sociologues ou des artistes peut s’avérer très utile pour saisir les repères identitaires locaux, ainsi que les usages des espaces et des bâtiments. «Cela rend notre tâche complexe, reconnaît Sandra Guinand. Mais si ces aspects ne sont pas pris en compte, le risque est grand de concevoir des lieux et des espaces qui ne seront pas investis, ou pire, seront rejetés par les habitants.» Une autre façon d’intégrer ces aspects, parfois subjectifs, de l’environnement urbain, consiste à faire participer les habitants. «Mais attention, relève Nicole Surchat Vial, qui observe régulièrement des confusions dans ce domaine : il s’agit de les questionner sur leurs besoins et leurs usages, pas sur la conception des espaces ou du bâti. Cela reste le métier de l’architecte.» La spécialiste souligne également l’émergence des aménagements urbains temporaires, qui peuvent représenter un excellent moyen pour les habitants de tester de nouveaux espaces ou fonctions. Mais cette solution ne peut évidemment pas s’appliquer à tous les projets.

De son côté, Lionel Rinquet travaille sur une étude qui vise à conserver l’identité patrimoniale des bâtiments non classés dans le contexte actuel d’une volonté d’améliorer l’efficacité énergétique. «L’assainissement des bâtiments a jusqu’à présent été beaucoup effectué d’un point de vue technique, précise l’architecte. Les résultats sont parfois dommageables sur le plan esthétique et identitaire, avec des bâtiments gonflés par leur emballage de Sagex.» Le chercheur et son équipe ont donc analysé une dizaine de bâtiments de la période comprise entre 1945 et 1990, souvent mal isolés, qui constituent la majorité du parc bâti romand. «Nous avons développé des scénarios incluant des éléments techniques, architecturaux et de coûts. L’objectif n’était pas de fournir des recettes, mais plutôt une méthode permettant d’améliorer l’efficacité énergétique de ces bâtiments tout en respectant leur identité. Et surtout de montrer que c’est possible !:»

Métamorphoser la ville depuis l’intérieur

Patrimonialiser ou densifier la ville, telle est la question // www.revuehemispheres.com
La forme actuelle des Bains des Pâquis – une installation genevoise de bains publics – a été conçue en 1932 dans un style Bauhaus. à la fin des années 1980, alors qu’un projet prévoit leur destruction, les habitants du quartier lancent un référendum, qui verra 72% des votants refuser le nouveau projet. C’est lors de cette campagne que l’auteur de BD genevois Emmanuel Excoffier, plus connu sous le pseudonyme Exem, réalise cette affiche devenue emblématique. © EXEM

La ville peut aussi être métamorphosée depuis l’intérieur: c’est l’axe de réflexion mené par Line Fontana, architecte d’intérieur et professeure à la Haute école d’art et de design – HEAD – Genève – HES-SO. «Notre point de vue peut apporter des outils intéressants à cette conciliation entre densification, développement durable et conservation du patrimoine. Ces problématiques sont souvent abordées en travaillant sur des éléments extérieurs comme la surélévation des façades ou la restructuration de quartiers, mais trop peu du point de vue de l’intérieur.» Travailler sur les espaces intérieurs permet en effet d’adapter les bâtiments existants aux nouveaux modes de vie, sans modifier leur identité.

Line Fontana et son équipe ont commencé par aller visiter des habitats contemporains innovants à Zurich, à Paris ou simplement à Genève. Le mouvement squat actif dans les années 1990 a fait partie de la recherche, avec l’objectif d’en révéler la dimension architecturale. Les squatters ont bénéficié d’une grande liberté pour aménager des espaces de vie collectifs (lire l’interview de Luca Pattaroni ci-contre). «Cette démarche nous a permis d’observer des concepts très intéressants, qui correspondent aux modes de vie actuels, comme les familles recomposées, les étudiants, les personnes seules ou bi-résidentielles. Je peux citer notamment le cas des pièces blanches, que les habitants peuvent réserver s’ils ont des invités ou besoin de travailler depuis la maison, ainsi que des articulations entre locaux communs et privés qui permettent de s’adapter aux différentes phases de la vie.» Dans le cadre de ce projet, un échantillon d’immeubles de logements collectifs issus des trois grandes périodes du développement urbain de la ville de Genève (1860-1929 – 1929-1945 – 1945-1970) a également été analysé. «Nous avons pris en compte les structures porteuses, les volumes, les partitions, les matériaux ou encore les modénatures pour adapter ou transformer les espaces, tout en préservant leur caractère.»

Si la recherche de Line Fontana doit se terminer ces prochains mois, elle apparaît déjà comme une piste prometteuse de transformation pour la ville de demain. Face à ces défis considérables, Nicole Surchat Vial en est persuadée: «Les contraintes actuelles nous obligent à innover. Mais cela donne souvent lieu à de magnifiques projets de développement urbain.»


Trois questions à Luca Pattaroni

Ce sociologue, fin connaisseur des mouvements alternatifs, notamment à Genève, s’intéresse aux politiques urbaines et culturelles. Maître d’enseignement et de recherche à l’EPFL, il a collaboré avec la HEAD – Genève dans le cadre d’une recherche sur les espaces intérieurs.

L’histoire de la marginalité peut-elle faire partie du patrimoine d’une ville? Est-ce le cas avec les squats?

LP Les squats, la culture alternative, ont proposé une manière de vivre et une façon de créer de l’espace urbain qui ont contribué à la qualité de la ville. La prise de conscience de ce fait par l’establishment constitue en elle-même une patrimonialisation. Un ensemble de thèmes sont concernés par cette reconnaissance: le partage des espaces, des circuits économiques solidaires, des services proposés à des prix libres. Ces poches de liberté et de diversité ont remis le système établi en question. Elles ont constitué une objection à la standardisation ou à l’aseptisation de la ville.

Les squats genevois ont fini par être évacués. Que reste-t-il de cette culture?

LP En fait, il y a eu patrimonialisation dès lors qu’il y a eu une lutte contre ce mode de vie. L’économie de cette culture, qui permettait à des gens de travailler à mi-temps, ou de pratiquer des activités peu rentables, a disparu. Mais sa forme a été protégée et cette culture est devenue une «topique» politique. Des budgets ont été alloués. Cela dit, d’autres marges – jugées «mauvaises» – échappent à cette intégration dans le patrimoine. C’est le cas pour les militants radicaux ou les Roms, par exemple.

Ce processus a-t-il dénaturé la culture alternative?

LP Disons que l’ambiance particulière de ces espaces, et la liberté qui y a existé, qui permettait d’expérimenter des projets, ont laissé place à quelque chose qui ressemble à cela, mais avec moins, voire aucun pouvoir subversif. Les marges ont été réduites par des normes, de sécurité notamment.

Propos recueillis par Stéphane Herzog