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Vaccination et population: une relation historiquement ambivalente

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Le «vaccino-scepticisme» ne date pas d’hier. Les premières campagnes de vaccination, au début du XIXe siècle, rencontraient déjà des résistances. Retour sur une histoire chahutée, qui ne s’arrêtera vraisemblablement pas avec le vaccin contre le Covid-19.

TEXTE | Stéphany Gardier

Ils sont partout, plus puissants que jamais. Passés maîtres dans la production de fake news, les «anti-vaxx» seraient en train de nourrir la résurgence de maladies que l’on pensait mises à distance depuis longtemps. Les quelque 200 cas de rougeole recensés par la Confédération en 2019 ont alimenté de nombreuses discussions sur le rejet de la vaccination. Des forums internet aux parents d’élèves, en passant par les professionnels de santé, il semble ne faire aucun doute que le scepticisme de la population vis-à-vis de la vaccination va croissant. Rien n’est sûr, pourtant, selon Nathalie Déchanez et Marie-Noëlle Kerspern, professeures à la Haute école de santé Fribourg – HedS-FR – HES-SO, qui ont publié un récent article sur l’histoire de la vaccination. Il faut apporter quelques nuances à ce tableau.

Au XIXe siècle, le scepticisme déjà présent

La vaccination est un sujet que les deux enseignantes connaissent bien. «Chaque année, nous travaillons sur ce thème avec les infirmières et les infirmiers en formation, précise Nathalie Déchanez. Et à chaque fois, nous faisons face à des personnes plus ou moins sceptiques envers ce qui demeure l’un des meilleurs moyens de lutte contre certaines maladies infectieuses, telles que la rougeole.» Amenées à collaborer sur un numéro spécial des Cahiers du Musée gruérien portant sur la «Santé dans le canton de Fribourg», c’est naturellement que les deux spécialistes ont alors décidé de s’emparer de la question de la vaccination. Direction les archives du canton pour tenter de retracer la relation entre les Fribourgeois et la vaccination. «Nous avons pu consulter de nombreux documents, assez variés, allant de comptes rendus politiques à des notes de la Police de la santé du XIXe siècle», note Marie-Noëlle Kerspern.

Rapidement, les deux professeures se retrouvent face à une évidence: le «vaccino-scepticisme» ne date pas d’hier. «Nous avons été étonnées de constater que, dès les débuts de la vaccination, la défiance était aussi présente, raconte Nathalie Déchanez. La situation que nous connaissons aujourd’hui existait déjà en 1800. Rien de nouveau sous le soleil, pourrait-on dire!» Difficile pourtant d’imaginer que les questionnements d’un paysan fribourgeois face à la vaccination antivariolique soient semblables à ceux d’un étudiant infirmier de 2020. «Il est important de se rappeler qu’au XIXe siècle, la santé telle que nous la concevons aujourd’hui n’était pas une priorité pour la plupart des gens. Leur préoccupation principale était d’avoir un toit au-dessus de leur tête et quelque chose dans l’assiette pour eux et leur famille. Tomber malade n’était pas souhaitable, évidemment, mais ça faisait partie de la vie», observe Marie-Noëlle Kerspern. Autre différence notable, le rapport aux médecins et à la médecine moderne: la confiance est encore accordée principalement aux guérisseurs ou rebouteux, et le recours aux plantes pour tenter de se soigner reste prépondérant.

Les «savants» sont vus avec méfiance et les campagnes de vaccination, premières actions de santé publique de l’état cherchant à protéger la population, laissent les citoyens bien froids, avant de créer une vraie résistance. «La vaccination antivariolique est imposée à une population qui n’en voit pas l’intérêt, ne comprend pas les bénéfices et se sent contrainte par une décision venue d’en haut, décrit Nathalie Déchanez. Refuser le vaccin représente donc une manière de résister à l’exercice d’un pouvoir, de reprendre la main sur sa propre existence. En cela, le vaccino-scepticisme du XIXe siècle n’est pas si éloigné de celui du XXIe siècle.»

Un équilibre entre intérêt collectif et responsabilité individuelle

La perception des risques et des bénéfices d’un vaccin est un des piliers de l’attitude adoptée face à la vaccination. Pourquoi prendre le risque (pour moi ou mon enfant) de subir des effets secondaires d’un vaccin, alors que la maladie ciblée ne circule plus ou que je l’estime peu grave? «Parmi les sceptiques, nous observons chez nos étudiants différents profils. Et les plus nombreux sont ceux qui ne sont pas opposés à la vaccination, qui trouvent même cela bien “ sur le principe ”, relève Marie-Noëlle Kerspern. Mais ils ne sont pas complètement convaincus que cela les concerne. Il y a toujours un équilibre complexe entre intérêt collectif et responsabilité individuelle.» Aujourd’hui, en Suisse, les vaccins ne sont pas obligatoires. Une attitude très différente de certains pays voisins, comme la France, où les enfants doivent désormais recevoir 11 vaccins. Cette attitude pourrait-elle s’avérer dangereuse? «Cette “ liberté chérie ”, qui prévaut dans de nombreux domaines en Suisse, est sacrée, rappelle Marie-Noëlle Kerspern. On tient à cette auto-détermination.» Pour Nathalie Déchanez, il ne fait aucun doute qu’il y a quelque chose de cyclique dans la perception des menaces liées aux maladies infectieuses. «Quand on frôle les 90% de couverture vaccinale pour la rougeole par exemple, la maladie se rencontre très peu, on oublie son impact et un relâchement se fait sentir. Des cas réapparaissent inévitablement. Mais quand un parent doit garder son enfant au domicile pendant vingt et un jours, il reprend conscience du poids de la maladie. C’est le prix à payer pour conserver cette liberté, très importante aux yeux des Suisses.»

Les fausses croyances demeurent nombreuses

Comme au XIXe siècle, les croyances autour des vaccins restent nombreuses. «On pense qu’avoir accès à l’information change la donne, insiste Marie-Noëlle Kerspern. Mais aujourd’hui, on croule sous les données et le véritable enjeu consiste à les trier. Or cela n’est pas inné, cela s’apprend.» Les professionnels de santé, bien que formés et informés, n’échappent d’ailleurs pas à ces croyances. «Dans nos cours, nous commençons toujours par un vote au sujet du vaccin contre la grippe, encore refusé par beaucoup de soignants, explique Nathalie Déchanez. Ensuite, nous faisons des séances de vrai/faux sur la vaccination. Nous apportons des contenus théoriques, puis laissons place au débat. à la fin, on refait un vote. Souvent, la proportion d’étudiants favorables au vaccin augmente.» L’objectif n’est pourtant pas que les futurs infirmiers et infirmières portent un quelconque message aux patients pour les convaincre à tout prix: «Nous respectons leur droit à avoir un avis personnel, mais nous leur rappelons qu’ils ont une responsabilité particulière 
en tant que professionnels de santé. Nous leur apprenons aussi à “ faire avec ” les patients, à les écouter, à les laisser exposer leurs croyances sans jugement ou volonté d’imposer une “ vérité ”. Cette posture d’ouverture et de co-construction de la décision n’est pas propre à la vaccination et s’inscrit dans le rôle de promoteur de santé du soignant. Elle n’est cependant pas évidente, et doit s’apprendre. Il est souvent bien plus facile de dire ce qu’il “ faut faire ” plutôt que d’entrer dans un dialogue avec le patient.» Aujourd’hui, la pandémie de Covid-19 constitue une réelle opportunité d’observation de cette ambivalence face à la vaccination, estiment les deux professeures, qui se réjouissent de la sortie du futur vaccin, tout en se questionnant quant à l’accueil qui lui sera réservé par la population et les professionnels: scepticisme ou engouement?


Covid-19, un vaccin très attendu

Face à la pandémie de Covid-19, nombreux sont ceux qui attendent impatiemment la mise à disposition d’un vaccin. Une attente qui peut sembler contradictoire à un moment où la couverture vaccinale est en baisse dans de nombreux pays occidentaux. «Ce n’est pas si étonnant, détaille Laurence Monnais, professeure d’histoire de la médecine à l’Université de Montréal et autrice de Vaccinations. Le mythe du refus. Il est important de comprendre que les “ anti-vaxx ” purs et durs ne représentent qu’une toute petite minorité, 2% environ de la population. Par contre, beaucoup de personnes sélectionnent les vaccins qui les intéressent, en fonction du bénéfice qu’elles imaginent pouvoir en tirer. Elles n’y voient aucune ambivalence et expliquent très bien, avec leurs mots, les raisons de 
leurs  choix.»

Pour la spécialiste, il ne fait donc aucun doute que la pandémie qui a conduit la moitié de l’humanité à subir des mesures de confinement plus ou moins drastiques suscitera un fort intérêt pour ce vaccin, mais pas pour la vaccination en général: «Le coût du Covid-19 est très élevé, d’un point de vue sanitaire, mais aussi psychique et économique. Si un vaccin est proposé, ses bénéfices seront considérés comme très élevés par de nombreuses personnes qui y verront le moyen de sortir de chez elles et de revivre sans la peur de la contamination. Mais la perception des autres maladies infectieuses n’aura pas changé.» Laurence Monnais met également en garde contre les effets pervers du vaccin. Considéré comme la mesure prioritaire, il peut faire oublier les autres outils de prévention, soit les gestes barrières dans 
le cas présent. Or, que ceux-ci soient intégrés dans la population est primordial, pour protéger contre d’autres virus (grippe saisonnière par exemple) ou pour protéger ceux qui ne seront pas vaccinés. La spécialiste estime que «si un vaccin est disponible dans les douze mois, nous risquons de repartir en arrière.»

Illustration: Marie-Noëlle Kerspern et Nathalie Déchanez observent que les croyances autour des vaccins demeurent nombreuses à l’heure actuelle. ©Guillaume Perret | lundi13